Une nation n’est pas une idée qu’on proclame, c’est une volonté qu’on partage.

Alpha Bacar Guilédji, Les Palabres de Conakry

Les Palabres de Conakry - Épisode 2 : "Nation ou Illusion ?" Chronique d’une quête inachevée

Dans ce deuxième épisode des Palabres de Conakry, la discussion s’enracine dans la question cruciale de l’unité nationale. La Guinée est-elle une nation véritable ou une illusion savamment entretenue ? Les trois protagonistes — Baba Titi, Alpha Bacar Guilédji et Fanta Konaté — dévoilent, avec une lucidité crue, les fissures identitaires, historiques et politiques d’un pays incapable de se penser au-delà de ses appartenances communautaires.

La nuit rampait sur Conakry, collante et poisseuse, lourde d’histoire et de désillusions. À Rogbané, les vagues frappaient les rochers avec l’entêtement des peuples qui n’ont jamais su où s’arrêter. Sous une paillote dévorée par le sel, trois âmes s’accrochaient à la parole comme d’autres s’accrochent à l’espoir : Baba Titi, le penseur hanté par l’histoire, Alpha Bacar Guilédji, le cynique à la langue trop aiguisée pour la tranquillité, et Fanta Konaté, la femme qui connaissait la rue mieux que n’importe quel intellectuel.

 

Baba Titi traçait des lignes dans le sable, comme s’il pouvait en extraire une vérité oubliée. Il leva la tête, posa la question qui brûlait depuis trop longtemps.

 

— La Guinée, c’est une nation ou juste un regroupement administratif bricolé par l’histoire ?

 

Alpha Bacar sourit, un sourire fatigué, un sourire qui en disait long. Il prit une cacahuète, la fit rouler entre ses doigts avant de l’écraser dans sa paume.

 

— Une nation, Titi ? Tu veux parler d’un pays où, depuis 1946, chaque parti est un fief ethnique déguisé ? Un pays où la colonisation a joué la carte de la division et où l’indépendance n’a rien réparé ?

 

Il secoua la tête, laissa échapper un rire amer.

 

— On a chassé le colon, mais on a gardé ses méthodes. Pendant que Sékou Touré criait "Unité !", il purgeait ceux qui ne lui ressemblaient pas. Pendant que Conté parlait de "paix", il noyait l’armée et l’administration dans son ethnie. Pendant qu’Alpha Condé scandait "démocratie", il s’assurait que sa base lui restait fidèle. Et après ? Rien. Le pouvoir change de main, les drapeaux changent de couleur, mais le pays reste un marché où chaque tribu négocie sa part du gâteau.

 

Fanta, jusque-là silencieuse, tapa du poing sur la table.

 

— Vous, les intellectuels, vous aimez trop parler ! Moi, je vois la vérité tous les jours. On nous dit qu’on est une nation, mais dans ce pays, si tu veux un poste, il faut d’abord avoir le bon nom de famille. Si tu veux du pain, il faut être du bon côté. Regardez seulement les élections ! Chaque candidat a son groupe derrière lui. On ne vote pas pour un programme, on vote pour un cousin.

 

Elle se leva, mains sur les hanches.

 

— Et quand ça ne plaît pas, on brûle, on frappe, on tue ! Les Malinkés contre les Peuls, les Soussous contre les Malinkés, les Bagas, les Coniaguis, les Bassaris, les Tyapis, les Mikiforés, les Djalonkés,...oubliés, les Forestiers coincés dans les marges, chacun accuse l’autre de vouloir le dominer. Et après, on vient nous dire qu’on est une seule et même nation ?

 

Alpha Bacar applaudit doucement, moqueur.

 

— Fanta, tu vois clair. Ici, la nation est un vêtement qu’on sort les jours de fête et qu’on range dès que les caméras s’éteignent. Une vitrine pour les étrangers, un mensonge pour nous-mêmes.

 

Baba Titi soupira, les yeux perdus dans l’obscurité.

 

— Alors quoi ? On abandonne ? On reste ce patchwork de rancœurs et de blessures ?

 

Alpha Bacar hocha la tête.

 

— On n’abandonne pas, mais on arrête d’être naïfs. Une nation, ça ne se décrète pas avec des discours, ça se construit avec de la justice, des écoles et une mémoire commune. Mais ici, chaque régime efface celui d’avant, chaque communauté ressasse ses douleurs et attend son tour. On ne construit rien. On règle des comptes.

 

Il se tourna vers Baba Titi, le regard lourd.

 

— Tu veux savoir pourquoi nous ne sommes pas une nation ? Parce qu’on n’a jamais voulu l’être. Parce qu’on a pris l’indépendance comme une revanche au lieu d’en faire un projet.

 

Fanta souffla bruyamment, attrapa son plateau et le plaça sur sa tête.

 

— Moi, je vais vendre mon bissap. Parce que pendant que vous cherchez une nation, mes enfants ont faim. Mais si un jour, vous trouvez la recette pour que la Guinée devienne plus qu’un mot, appelez-moi. J’aimerais bien y croire.

 

Elle disparut dans l’ombre, avalée par la nuit.

 

Baba Titi et Alpha Bacar restèrent là, silencieux. La mer continuait de frapper les rochers. Elle parlait. Mais personne ne l’écoutait.

 

Le débat ?

 

Pas clos.

 

Il ne le serait jamais.

 

Alpha Bacar Guilédji 

"Écrasons l’infâme"

Retour à l'accueil