Une publication Facebook de Maître Titi Sidibé

Une publication Facebook de Maître Titi Sidibé

Dans ce premier épisode des Palabres de Conakry, trois voix se croisent autour d’un café en bord de mer à Rogbané. Elles interrogent la manière dont l’histoire guinéenne est racontée, vécue, trahie. Les figures politiques sont-elles des héros ou des bourreaux ? Peut-on bâtir une nation sans mémoire juste ? Et surtout : que vaut l’histoire officielle face à la vérité vécue ?

Le vieux café en bord de mer de Rogbané était un lieu où le temps semblait suspendu, avec les vagues venant frapper mollement le rivage sous l'effet d'une brise tiède. Un ventilateur fatigué tournait lentement, brassant plus de poussière que d'air, et apportant tout juste une illusion de fraîcheur. À l'ombre d'un palmier, Baba Titi sirotait son café noir, plongé dans un vieux livre d’histoire, ses lunettes glissant lentement sur son nez. Il attendait.

 

Alpha Bacar Guilédji arriva dans un bruit de pas traînants, traînant presque ses sandales comme si le poids de la vie était trop lourd. Il s’assit d’un coup sur la chaise en face de Baba Titi, posa son vieux chapeau sur la table et laissa échapper un soupir profond, épuisé, comme si l’air lui-même était une charge.

 

Derrière eux, Fanta Konaté, la vendeuse de bricole, passait entre les tables, un plateau chargé de cacahuètes, de cigarettes à l’unité, et des sachets d’eau fraîche. Elle s’arrêta un instant, intriguée, et tendit une oreille distraite à leur conversation.

 

Baba Titi, les yeux toujours fixés sur le livre, rompit le silence avec une question lourde de sens.

 

— Si ton héros est mon zéro, si mon martyr est ton traître, comment pouvons-nous bâtir une nation ensemble ?

 

Alpha Bacar Guilédji leva un sourcil, un sourire ironique flottant sur ses lèvres. Il secoua la tête, cliquetant de la langue comme un vieux guérisseur fatigué des mêmes maux.

 

— Ah, Titi ! Tu veux encore parler de cette chose qui nous pèse comme le soleil de midi ? Ce pays, mon frère, c’est un grand bois sacré où chacun prie son propre fétiche et maudit celui de l’autre. Ce n’est pas une nation, c’est un champ de batailles suspendu entre les ancêtres et les rancunes.

 

Il attrapa une cacahuète sur la table, la fit rouler entre ses doigts, la croqua bruyamment, comme si le simple fait de mastiquer pouvait dissiper la lourdeur de ses paroles.

 

— Regarde-nous ! Nous passons nos jours à crier au génie et à l’infamie. Nous sculptons des statues à la hâte et nous les brisons avec rage. Sékou Touré ? Ah, c’était le père de l’indépendance, mais aussi le bourreau de ses propres fils. Lansana Conté ? Un militaire sage ou un roi fainéant ? Alpha Condé ? Le libérateur trahi ou le despote dévoilé ? Doumbouya ? Ah, celui-là, attends, nous sommes encore en train d’aiguiser nos langues sur son cas.

 

Il rit, mais son rire est amer.

 

Fanta Konaté, qui n’avait pas perdu une miette de la conversation, secoua la tête et s’approcha d’eux, son regard perçant.

 

— Ah, vous les hommes, toujours à parler des morts ! Et nous, hein ? Nous qui sommes bien vivants, qu’est-ce qu’on mange pendant que vous comptez vos héros et vos traîtres ?

 

Baba Titi, toujours calme, détourna le regard et fixa l’horizon.

 

— Mais Fanta, si nous ne comprenons pas notre passé, comment veux-tu que nous avancions ?

 

Fanta Konaté leva les yeux au ciel, exaspérée, et croisa les bras.

 

— Avancer ? Depuis 1958, on parle, on débat, on crie… Et moi, tous les jours, je dois vendre mes bricoles pour que mes enfants mangent. Vous, vous refaites l’histoire, moi, je cherche le prix du riz. Elle soupira, comme pour dire « eux et leurs grandes idées ! »

 

Alpha Bacar Guilédji, tapotant la table du plat de la main, prit une grande inspiration.

 

— Fanta a raison ! Nous voulons bâtir une nation sur un champ de ruines. Mais qui parmi nous a pris le temps de poser la première pierre ? Nous nous comportons comme des héritiers sans testament. Chaque régime enterre l’histoire sous ses propres mensonges. Chaque génération porte la douleur de la précédente sans jamais en comprendre l’origine.

 

Il se pencha en avant, comme pour souligner son propos.

 

— Et puis, dis-moi, Titi : quel est cet État où l’on dit "Justice" et où l’on entend "Revanche" ? Où l’on dit "Mémoire" et où l’on sent "Vengeance" ? Un pays où les héros sont toujours ceux qui ont gagné, et les traîtres, ceux qui ont perdu. Un pays où l’on scande les noms des morts plus que l’on ne prononce ceux des vivants !

 

Il attrapa son chapeau, le secoua comme un vieil imam exaspéré, puis le remit sur sa tête.

 

Baba Titi, visiblement touché, se redressa.

 

— Et donc, nous sommes condamnés à ça ? À cette guerre des morts sur les vivants ?

 

Fanta Konaté, se levant brusquement, rangea son plateau avec une énergie nouvelle, exaspérée.

 

— Condamnés, condamnés… Mais c’est vous qui vous condamnez tout seuls ! On ne construit pas un pays avec des fantômes !

 

Elle attrapa une chaise et s’assit entre les deux hommes.

 

— Moi, ce que je vois, c’est que le pouvoir est toujours pour les mêmes, les riches toujours plus riches, les pauvres toujours plus pauvres. Et vous, vous êtes là à parler de Sékou Touré et de je ne sais qui ! Vous pensez que mes enfants mangent avec ça ?

 

Un silence lourd s’installa. Alpha Bacar Guilédji fixa Fanta Konaté, un regard approbateur dans les yeux.

 

Alpha Bacar Guilédji, lentement :

 

— Tant que nous ne comprendrons pas que l’histoire est une montagne, non un précipice, oui, nous sommes condamnés. Tant que nous ne nous dirons pas qu’un peuple se construit avec des lois et non avec des légendes, oui, nous sommes enchaînés. Tant que nous continuerons à rêver d’un héros sauveur au lieu de bâtir des institutions fortes, alors nous ne serons qu’un troupeau attendant le prochain berger.

 

Il avala d’un trait le fond de son café, puis grimace, comme si le goût ne parvenait plus à l’apaiser.

 

— Une nation, mon frère, ce n’est pas une liste de noms gravés sur des plaques. C’est une justice qui n’a pas peur des vivants. C’est une école qui enseigne toute l’histoire et non celle d’un seul clan. C’est un État qui protège sans opprimer, qui punit sans humilier.

 

Fanta Konaté, en levant les yeux au ciel, se leva, rajusta son pagne et remit son plateau sur sa tête.

 

— Moi, je dis que si la justice n’est pas pour tout le monde, elle n’est pour personne. Et puis, vous, les intellectuels, vous aimez trop parler. Mais quand on vous met au pouvoir, vous faites les mêmes bêtises que les autres !

 

Elle s’éloigna dans la nuit, son plateau tanguant légèrement sur sa tête. Baba Titi, pensif, murmura presque pour lui-même.

 

— Tu crois qu’elle a raison ?

 

Alpha Bacar Guilédji, avec un sourire en coin :

 

— Titi, elle vend des bricoles pour survivre. Elle sait plus de choses sur ce pays que toi et moi réunis.

 

Il se leva lentement, rajusta son chapeau, et posa une main sur l’épaule de Baba Titi.

 

— Mais pour cela, Titi, il faudrait d’abord que nous décidions de devenir un peuple. Pas juste des spectateurs d’un drame qui se rejoue à chaque génération.

 

Il s’éloigna lentement, son ombre allongée sous la lumière tamisée des lampadaires. Baba Titi, lui, resta assis, pensif. Une brise souffla sur Conakry, mais elle ne suffisait pas à apaiser la brûlure de ces paroles.

 

Le débat n’était pas clos. Il ne le serait sans doute jamais.

 

Alpha Bacar Guilédji

"Écrasons l’infâme"

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