Les frustrés de la République : héritage du passé et défis du présent en Guinée
01 oct. 2024Depuis des décennies, la Guinée est secouée par des crises politiques et sociales récurrentes, laissant dans leur sillage une catégorie de citoyens de plus en plus visible : les frustrés de la République. Ce terme, qui pourrait sembler abstrait à première vue, reflète une réalité douloureuse pour de nombreux Guinéens. Ces frustrés sont des victimes directes ou indirectes du régime révolutionnaire et postrévolutionnaires, ainsi que des périodes de transitions militaires et de gouvernance instable. Mais qui sont-ils, ces frustrés ? Pourquoi leur nombre semble-t-il croître avec le temps ? Et surtout, quelles sont les répercussions de cette frustration sur la stabilité du pays ?
Le rapport final des consultations nationales de la Commission Provisoire de Réflexion sur la Réconciliation Nationale (CPRN), publié en juin 2016, offre un éclairage crucial sur cette question. Ce rapport identifie deux principales catégories de frustrés : ceux issus du régime révolutionnaire et ceux des périodes postrévolutionnaires. Leurs griefs sont enracinés dans des décennies de violences, d’injustices et de répressions qui ont fragmenté la société guinéenne et creusé un fossé de méfiance entre l’État et ses citoyens.
Les frustrés de la Révolution : les oubliés de l’histoire
Durant la période révolutionnaire, de nombreuses personnes ont été victimes de répressions politiques brutales. Ces répressions ont souvent visé les élites civiles et militaires, créant un vide qui continue de peser sur le développement du pays. Beaucoup des frustrés de cette époque cherchent encore à obtenir justice. Ils demandent la reconnaissance officielle des violations qu’ils ont subies, telles que les exécutions sommaires et les disparitions forcées. Leur quête inclut également la localisation des fosses communes et la réparation morale et matérielle des préjudices. Ce traumatisme collectif n’a jamais été traité en profondeur, laissant des blessures ouvertes qui continuent de hanter les relations sociales et politiques en Guinée.
Les frustrés des régimes postrévolutionnaires : entre espoirs déçus et nouvelles répressions
La transition vers les régimes postrévolutionnaires n’a pas apporté la paix espérée. Au contraire, elle a donné naissance à une nouvelle vague de frustrés. Les conflits ethniques exacerbés, les démolitions de quartiers entiers et les répressions violentes, telles que les massacres du 4 juillet 1985, de 2006/2007, du stade du 28 septembre 2009, ou encore les violences du troisième mandat controversé de 2020, ont accru les tensions sociales. Ces événements ont ancré un sentiment de trahison et de marginalisation chez de nombreux Guinéens, en particulier ceux qui avaient espéré une ère nouvelle de réconciliation nationale. Malgré les promesses répétées de justice et de vérité, la majorité des citoyens victimes de ces abus n’ont toujours pas vu leurs attentes satisfaites, malgré le procès du 28 septembre 2009.
La répression actuelle : les frustrés d’aujourd’hui
Sous le régime actuel du CNRD, les mêmes schémas de répression semblent se répéter. Une cinquantaine de victimes des répressions sanglantes des manifestations ont été recensées depuis 2022. Les disparitions de figures populaires de la société civile, comme Foniké Mengué et Billo Bah, qui luttent pour la justice sociale et les droits de l’homme, témoignent de la persistance d’une culture de répression. Leur arrestation par les forces spéciales et la gendarmerie en juillet 2024, suivie d’un silence oppressant de la part des autorités, rappelle les méthodes d’intimidation et de répression des anciens régimes. Ces disparitions suscitent une peur croissante parmi la population et nourrissent la frustration de ceux qui voient en elles une entrave à tout espoir de réconciliation et de stabilité.
Figures politiques en exil : des leaders réduits au silence
La frustration n’est pas l’apanage des militants de la société civile. Cellou Dalein Diallo, ancien Premier ministre et leader de l’UFDG, ainsi que Sydia Touré, un autre ancien Premier ministre et fondateur de l’UFR, font partie des figures politiques emblématiques qui, malgré leur engagement en faveur de la démocratie, se trouvent aujourd’hui en exil. Tous deux ont été contraints de quitter la Guinée, leur patrimoine confisqué, et leurs voix étouffées par un système politique qui semble incapable de tolérer la dissidence. Leur exil représente la continuité d’un processus de marginalisation des leaders de l’opposition, nourrissant encore plus la frustration parmi leurs partisans et les Guinéens qui espéraient une transition démocratique véritable.
Les conséquences des frustrations cumulées
Le rapport final de la CPRN prévient que ces frustrations, si elles ne sont pas traitées de manière appropriée, risquent de miner durablement la cohésion nationale. Les frustrations politiques, sociales et ethniques s’accumulent, créant un terreau fertile pour les tensions et les conflits futurs. À mesure que les citoyens perdent confiance dans les institutions, le risque d’explosion sociale devient une réalité. Les grèves, les manifestations et les mouvements de désobéissance civile sont autant de signes précurseurs d’une société au bord de la rupture.
Une opportunité pour le changement
Pourtant, il est possible de transformer cette frustration en une force positive pour le changement. Le rapport de la CPRN offre une feuille de route pour y parvenir, mettant en avant la nécessité de justice transitionnelle, de réformes institutionnelles et d’une véritable réconciliation nationale. Si les autorités actuelles choisissent de suivre ces recommandations et de s’engager dans un dialogue inclusif avec toutes les couches de la société, la Guinée pourrait amorcer un chemin vers une paix durable et une stabilité retrouvée.
Les frustrés de la République, qu’ils soient héritiers des régimes révolutionnaires ou victimes des répressions actuelles, sont plus que des témoins de l’histoire. Ils sont aussi des acteurs potentiels du changement. La Guinée a aujourd’hui une opportunité unique de transformer cette frustration en une force constructive pour bâtir un État plus juste, plus inclusif et plus démocratique. Mais cela nécessite du courage, de la volonté politique et une réelle prise en compte des aspirations de tous les citoyens guinéens.
Alpha Bacar Guilédji
"Écrasons l'infâme"