O. Goerg, C. Pauthier, A. Diallo (dir.), Le NON de la Guinée (1958). Entre mythe, relecture historique et résonances contemporaines
O. Goerg, C. Pauthier, A. Diallo (dir.), Le NON de la Guinée (1958). Entre mythe, relecture historique et résonances contemporaines

Les dix auteurs de cet ouvrage issu d’une table ronde tenue le 2 octobre 2008 s’interrogent sur les usages passés et les enjeux contemporains du « non » retentissant de la Guinée à la Communauté franco africaine proposée par le général de Gaulle lors du référendum du 28 septembre 1958. Ce vote massif (94 % des votants) détonne singulièrement dans la lutte contre le colonialisme français puisque la Guinée fut le seul pays parmi les treize colonies concernées à dire « non ».

L’ouvrage analyse finement les processus de construction mémorielle et les phénomènes d’instrumentalisation politique dont le « non » fut l’objet dans le cadre de l’État postcolonial, non seulement par Sékou Touré et son régime, mais également par ses opposants et ses successeurs. Il montre également la façon dont tous ces éléments, ou leurs avatars, continuent à fonctionner dans la mesure où le « non », en tant qu’événement fondateur de la nation et de l’État guinéens, a été investi par les différents acteurs comme « lieu de mémoire » essentiel. C’est ainsi que, si l’on excepte le Ghana de Kwame Nkrumah, le « non » de la Guinée apparaît comme une étape-clé dans l’histoire de la libération du continent. Moment précurseur de la rupture entre les métropoles et les colonies africaines, il accélère le processus de décolonisation. Au passage, il souligne le divorce entre deux grandes figures du Rassemblement démocratique africain (RDA), Félix Houphouët-Boigny et Ahmed Sékou Touré.

Les textes auraient pu insister davantage sur les implications économiques du « non » : les représailles de la France avec le retrait brutal de ses agents, la recherche de nouveaux partenariats avec les pays de l’Est ou les États-Unis, le développement non capitaliste, et le constat qu’à la mort de Sékou Touré, en 1984, le sous-développement du pays se trouvait aggravé malgré les énormes richesses minières, hydrauliques et agricoles potentielles. Aurait pu être souligné ailleurs que dans l’introduction le fait que les mesures de rétorsion économiques pratiquées par l’ancienne puissance coloniale et la politique d’isolement de la Guinée qu’elle a conduite ont largement contribué au développement de ce qui est souvent présenté comme l’un des marqueurs les plus néfastes du régime : la psychose du complot permanent (pour une analyse nuancée sur ce point, voir A. Lewin, Ahmed Sékou Touré (1922–1984). Président de la Guinée, Paris, L’Harmattan, 2009-2010, 8 tomes).

Sur le cœur de sa thématique, les modes de mobilisation qui aboutirent au « non », les formes régionales, les tendances locales divergentes et les forces politiques en sa faveur, sur le bilan et l’héritage de la Première République enfin, l’ouvrage apporte des analyses extrêmement complètes et souvent inédites. En particulier, plusieurs textes insistent sur l’ambiguïté du « non » chez certains votants et, surtout, sur le rôle précurseur de divers acteurs qui prônaient une politique radicale de rupture par rapport à la position jugée attentiste de Sékou Touré comme leader du Parti démocratique de Guinée (PDG) : syndicats, organisations d’étudiants, mouvements associatifs et partis rivaux, comme le Bloc africain de Guinée (BAG) et la Démocratie socialiste de Guinée (DSG).

Ceci explique pourquoi, très tôt, le « non » fut investi de manière différente comme « lieu de mémoire » par les divers acteurs de l’indépendance. D’emblée, les enjeux vont se cristalliser autour d’une question centrale : celle de l’unité nationale. En particulier, le concept de classe– peuple forgé par Sékou Touré permet de catégoriser les « opposants » comme anti–peuple, de justifier la répression, d’éliminer, politiquement ou physiquement, tous les autres acteurs de la genèse du « non » et, au bout du compte, d’assurer au PDG le monopole du pouvoir. L’occultation du rôle des autres forces nationalistes et la « capture » de la mémoire du « non » au profit des instances dirigeantes du PDG passent ainsi par la rupture de l’unité nationale et par la décapitation d’une bonne partie de l’élite civile et militaire. Le « complot des enseignants » (1961) en est la manifestation la plus précoce : il marque la rupture avec les « intellectuels », élèves, étudiants et enseignants.

Dès lors, la « révolution permanente » et le système répressif multiplient les exclus de l’unité nationale, quels que soient les services rendus et les sacrifices consentis pour la cause de l’indépendance. En témoigne le sort réservé à de grandes figures : Ibrahima Barry dit Barry iii, Jean Faragué Tounkara, Lamine Traoré, Fodéba Keïta… La conception de l’unité nationale mise en place par un pouvoir hégémonique n’est plus désormais qu’un leurre. De fait, elle s’avère incompatible avec toute forme de diversité sociale, ethnique, régionale, politique ou idéologique.

Les contributions mettent bien en évidence cette construction a posteriori du « non » comme geste fondateur dans l’évolution politique ultérieure, son amplification, sa sacralisation et, finalement, son élaboration en tant que mythe. Le « non » devient alors l’œuvre d’un seul homme, Sékou Touré, « père fondateur » de la nation, figure charismatique de la résistance à l’ennemi colonial – à l’instar de Samory, arrêté le 28 septembre 1898 par les forces françaises, d’où le slogan : « Sékou Touré, l’homme que l’Afrique attendait depuis soixante ans » – et héros exclusif de l’indépendance nationale et de l’émancipation africaine.

Le travail de réécriture mémorielle, la création de mythes historiques – Alpha Yaya du Labé présenté comme l’archétype du résistant à la pénétration coloniale – et une politique culturelle volontariste de réhabilitation constituent sans doute les plus grands succès du régime en vue de décoloniser l’histoire et les mentalités. Il s’est agi, en réaction au déni colonial, d’affirmer le caractère national et panafricain d’une identité africaine – parfois même à travers une violente confrontation idéologique : « authenticité » contre « négritude », Fodéba Keïta et Sékou Touré versus Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor.

Bref, l’art (musique, danse, chant, théâtre) devait servir à la construction du nouvel État. Et avec quel succès, qu’on songe: aux Ballets africains, au Bembeya Jazz, aux Amazones de Guinée ou bien encore à l’Ensemble instrumental et choral national, vecteurs d’une renaissance culturelle et d’un foisonnement inégalés depuis. Simultanément, des émissions radiophoniques, comme celle qu’anime Jean Suret-Canale dès 1959, Les Tribunes de l’histoire africaine, ou le célèbre manuel sur l’histoire de l’Afrique occidentale destiné à l’enseignement primaire, rédigé avec Djibril Tamsir Niane, affirment cette décolonisation de l’histoire après le traumatisme colonial.

Au total, l’ouvrage montre à quel point l’image de la Guinée et de son leader Sékou Touré, entre héros de l’indépendance et tyran, demeure fondamentalement ambivalente. Les multiples réinterprétations et réajustements du « non » par les régimes successifs, entre mémoire et histoire, l’impossibilité politique de remettre en cause des mythes qui ont toujours cours, les enjeux mémoriels autour de la nature de la Première République, oblitèrent en quelque sorte le geste fondateur du « non ». Alors que la classe politique peine à se renouveler, la société guinéenne demeure profondément traumatisée par la fracture sociale entre ceux qui furent les victimes et ceux qui furent les soutiens du régime de Sékou Touré. La commémoration par l’Association des victimes du camp Boiro (AVCB), au charnier de Nongo, des cinquante ans de l’indépendance en 2008 exhortait déjà à repenser fondamentalement l’histoire nationale. La répression dans le sang et le viol des femmes par la soldatesque lors de la manifestation du 28 septembre 2009 du « non » à Dadis Camara, ajoutent, à travers cette date éponyme, de nouveaux enjeux mémoriels dramatiques entre passé et présent. Outre une bibliographie par article, l’ouvrage comporte une biblio graphie générale, aussi exhaustive que possible, et d’excellentes annexes documentaires. On regrettera toutefois la médiocrité éditoriale des reproductions.

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