Compte rendu de lecture de "La fête au Bouc" de Mario Vargas Llosa
23 août 2023La dernière journée de Trujillo ou les délires d’un dictateur. Un des livres les plus aboutis de Mario Vargas Llosa.
La République dominicaine n’a pas toujours été la destination de rêve que l’on connaît aujourd’hui. Ce fut aussi la dictature sanguinaire et tenace (1930-1961) d’un ancien colonel de la police, Rafael Leonidas Trujillo. La fête au bouc, du Péruvien Mario Vargas Llosa, retrace la dernière journée du despote.
Mario Vargas Llosa, La fête au Bouc (La fiesta del Chivo, traduit par Albert Bensoussan), Gallimard, coll. "Du Monde Entier", 2002, 603 pages, 23,50 €
Résumé de l’éditeur : Que vient chercher à Saint-Domingue cette jeune avocate newyorkaise après tant d’années d’absence ? Les questions qu’Urania Cabral doit poser à son père mourant nous projettent dans de labyrinthe de la dictature de Rafael Leonidas Trujillo, au moment charnière de l’attentat qui lui coûta la vie en 1961. Dans des pages inoubliables – et qui comptent parmi les plus justes que l’auteur nous ait offertes —, le roman met en scène le destin d’un peuple soumis à la terreur et l’héroïsme de quatre jeunes conjurés qui tentent l’impossible : le tyrannicide. Leur geste, longuement mûri, prend peu à peu tout son sens à mesure que nous découvrons les coulisses du pouvoir : la vie quotidienne d’un homme hanté par un rêve obscur et dont l’ambition la plus profonde est de faire de son pays le miroir fidèle de sa folie. Jamais, depuis Conversation à « La Cathédrale », Mario Vargas Llosa n’avait poussé si loin la radiographie d’une société de Corruption et de turpitude. Son portrait de la dictature de Trujillo, gravé comme une eau-forte, apparaît, au-delà des contingences dominicaines, comme celui de toutes les tyrannies — ou, comme il aime à le dire, de toutes les « satrapies ». Exemplaire à plus d’un titre, passionnant de surcroît, La fête au Bouc est sans conteste l’une des œuvres maîtresses du grand romancier péruvien.
Point n’est besoin de connaître l’histoire dominicaine pour plonger dans le roman de Vargas Llosa : tout y est expliqué sur cette longue dictature qui a maintenu le pays, pendant trente et un ans, sous la férule du "Bienfaiteur" Trujillo, avec la bénédiction des Etats-Unis (l’après-deuxième Guerre mondiale accueille avec bienveillance les potentiels bastions anti-communistes, d’autant que Cuba n’est pas loin de Saint-Domingue...) et de l’Eglise, même si leur confiance s’est érodée durant les derniers temps du régime.
Un régime où tous les pouvoirs sont concentrés dans les mains tachées de sang (ainsi aime le répéter Trujillo, qui accepte de se salir les mains pour la gloire de son pays) d’un seul homme, où règne la terreur entretenue par les militaires et la milice des calies, où la suspicion fait force de condamnation à la prison, à la torture, à l’assassinat maquillé en accident ou en suicide, où la délation est officiellement organisée, où les journaux, les radios et les entreprises sont possédées et dirigées par la famille du dictateur, où le droit de cuissage peut s’abattre sur toute citoyenne dominicaine, surtout les jeunes filles livrées en pâture à l’appétit du Bouc dans sa Maison d’Acajou, parce que "ça excite les hommes de déchirer le petit con d’une vierge".
S’attardant peu sur la description de cette île caribéenne, Vargas Llosa construit minutieusement l’intrigue de son roman en adoptant un triple point de vue : d’abord, celui d’Urania Cabral, avocate new-yorkaise d’origine dominicaine, qui revient 35 ans après l’assassinat de Trujillo, afin de rendre visite à son père qu’elle n’a pas vu depuis 1961. Un père, Agustin Cabral, maintenant un vieillard paralysé et muet, qui fut sénateur et président du Sénat, fidèle et servile courtisan du dictateur, que celui-ci a décidé de mettre à l’épreuve en le révoquant de toutes ses fonctions, afin de mesurer le dévouement et l’intégrité du sénateur.
La focalisation interne concerne ensuite Trujillo lui-même à travers ses tactiques préférées : diviser ses plus incontestables partisans, mettre en danger les plus hauts dignitaires du régime, pour leur rappeler que la moindre parcelle de pouvoir qu’ils détiennent leur a été octroyée par la générosité du Bienfaiteur, tyran mégalomane et paranoïaque, obsédé par la grandeur de la République dominicaine, qui ne reflète que sa propre grandeur, puisqu’il croit avoir été choisi par Dieu pour assumer le destin de l’île et la faire entrer dans l’Histoire. Dès lors, tous les coups sont permis, ainsi que le montre Vargas Llosa en décrivant les faits, gestes et pensées de la dernière journée d’un despote vieux et malade.
Enfin, troisième angle de vue du roman, celui des quatre révoltés qui attendent la voiture de Trujillo, pour la poursuivre et délivrer la République dominicaine de trente et un ans d’enfer. Vargas Llosa explicite les motivations de chacun de ces hommes, ce qui permet de mettre à jour la façon dont le pouvoir de Trujillo s’immisce dans chaque famille et les maintient dans un climat de précarité absolue, d’extrême insécurité.
Le célèbre auteur, Prix Nobel de littérature, nous livre là un roman historique précisément documenté, mais qui se révèle aussi une étude psychologique fine et époustouflante des délires d’un dictateur comme en ont connu tant d’autres pays d’Amérique latine et d’Afrique. Assurément, on tient là l’une des œuvres les plus abouties dans la description des satrapies tropicales.
Un parallèle avec la Guinée, de Sékou Touré au CNRD
Difficile de ne pas voir dans le destin de Trujillo l’écho de tant d’autres régimes, de tant d’autres hommes qui ont cru qu’ils étaient la nation, qu’ils étaient indispensables, que leur pouvoir était une nécessité. La Guinée, depuis son indépendance, a connu ses propres figures de domination, ses propres cycles d’espoir et de désillusion, de violence et d’oppression.
Sékou Touré, comme Trujillo, s’est rêvé en père de la nation, en guide unique. Il a bâti un pouvoir fondé sur la peur, sur la dénonciation, sur l’élimination systématique de ceux qu’il soupçonnait de trahison. Camp Boiro, les purges, les complots inventés ou réels, la population soumise à un parti unique, la délation élevée au rang de vertu patriotique. Comme chez Trujillo, la dictature ne se limitait pas à un homme, elle était un système qui s’étendait partout, jusqu’au sein des familles, jusqu’au silence des conversations murmurées.
Et après lui ? Lansana Conté, plus pragmatique, mais tout aussi autoritaire. Puis l’illusion d’un changement, vite rattrapée par la réalité d’un pouvoir qui ne se partage jamais vraiment.
Moussa Dadis Camara, une caricature tragique du despote militaire. Alpha Condé, porté par l’espoir, tombé dans les mêmes travers, incapable de briser la mécanique du pouvoir personnel.
Aujourd’hui, le CNRD, un régime militaire arrivé sous les promesses d’une transition, mais qui semble s’installer dans la même logique. Mamadi Doumbouya parle de refondation, de rupture, mais le pouvoir militaire en Guinée n’a jamais été qu’un cercle qui se referme. Arrestations d’opposants, interdiction des manifestations, disparitions forcées, pressions sur la presse, militarisation du pays sous couvert de stabilité.
Les dictatures ne meurent pas avec leurs chefs, elles laissent derrière elles des réflexes, des structures, des mentalités qui survivent à leur chute. Vargas Llosa le montre bien dans La Fête au Bouc : tuer le tyran ne suffit pas, il faut déraciner ce qu’il a semé. Mais combien de nations y parviennent vraiment ?
La République dominicaine a mis des décennies à se reconstruire après Trujillo. La Guinée, elle, semble condamnée à voir les mêmes schémas se répéter. Chaque espoir est une trêve, chaque chute de régime un recommencement sous un autre visage. Doumbouya, comme Trujillo avant lui, comme tant d’autres, s’imagine peut-être au-dessus de l’histoire. Mais l’histoire finit toujours par rattraper ceux qui la prennent en otage.
Alpha Bacar Guilédji
"Écrasons l’infâme"