Rasā’il Ikhwān al-Ṣafā’ (Épîtres des Frères de la Pureté)
01 mai 2023Il y a de ces lectures qui vous hantent, qui vous poussent sans cesse à la réflexion, elles ne vous laissent plus tranquille, aucun répit et toujours assailli de questionnements. Les Épîtres des frères de la pureté (Rasā’il Ikhwān al-Safā’), œuvre encyclopédique magistrale, écrite probablement entre le 9ème et le 10ème siècle de notre ère, dans l’actuel Irak de l’empire arabo-musulman des Abbassides est de cette trempe-là.
Les épîtres des Frères de la pureté constituent une somme savante aussi célèbre que mystérieuse. Elle est attribuée tout autant au courant philosophique hellénisant, aux rationalistes mutazilites, aux soufis et à la gnose shiite ismaélienne. Les conditions intellectuelles de leur production sont un sujet d’interrogation millénaire. Toutes ces pistes de paternité de l’œuvre sont portées par des chercheurs islamologues de renommée internationale, tant dans le monde arabo-musulman que dans les plus grands instituts orientalistes du monde, mais sans jamais avoir percé encore le mystère. La question depuis un millénaire est : est-ce l’œuvre d’une seule personne, ce qui serait gargantuesque, ayant créé un personnage conceptuel ou celle de plusieurs personnes réunies dans une confrérie savante ?
C’est que Les Rasā’il Ikhwān al-Safā’ est une somme de savoir (encyclopédie) qui englobe tous les savoirs décrits dans 52 épîtres (rasâ’il) ayant des longueurs variables, divisée en quatre tomes. Chaque tome développe différentes matières :
Tome 1 : les sciences mathématiques (14 épîtres) incluent la théorie du nombre, la géométrie, l’astronomie, la géographie, la musique, les arts théoriques et pratiques, l’éthique et la logique.
Tome 2 : les sciences de la nature (17 épîtres) comprennent la matière, la forme, le mouvement, le temps, l'espace, le ciel et l'univers, la génération et la corruption, la météorologie, les minéraux, les plantes, les animaux, le corps humain, la perception, l'embryologie, l'homme en tant que microcosme, le développement des âmes dans le corps, la limite de la connaissance, la mort, le plaisir et la langue.
Tome 3 : les sciences psychologiques et rationnelles (10 épîtres) comprennent les principes intellectuels (ceux de Pythagore et ceux développés par les Ikhwân), l'univers en tant que macrocosme, l'intelligence et l’intelligible, les périodes et les époques, la passion, la résurrection, les différentes sortes de mouvement, la cause et l’effet, les définitions et les descriptions.
Tome 4 : les sciences théologiques (11 épîtres) incluent les doctrines et les religions, le chemin menant à Dieu, la doctrine des Ikhwân, l’essence de la foi, la loi religieuse et la révélation, l'appel à Dieu, la hiérarchie, les êtres spirituels, la politique, la magie et le talisman.
Avec plus de 900 versets coraniques cités, sans indication de numéro et encore moins de sourate, elle renferme 1/7 ème du livre saint de l’islam.
Toutes ces matières traitées avec érudition et dont l’acuité, la véracité n’est pas encore été démentie pour l’essentiel de l’œuvre. Ils proposent, par exemple, une véritable théorie de la division internationale du travail, théorie qui n’est pas sans évoquer celle d’Adam Smith et qui se fonde sur la spécialisation économique de chaque nation. Voir la thèse générale dans l’épître 22, II 338, le cas de la fonction commerciale du pèlerinage à la Mecque dans l’épître 20, II 142, et surtout l’Épître récapitulative, p. 41-43, traitant de la complémentarité entre les contrées productrices de perles et celles de corail, sorte de préfiguration de la loi des avantages absolus de David Ricardo ou encore la théorie de l’évolution chère à Charles Darwin et ce, au moins 8 siècles avant.
C’est pourquoi, nous décidons de publier, ici, quelques articles issus des travaux de recherche des spécialistes francophones de l’œuvre. Faut-il préciser que l’édition critique en anglais est toujours en cours et seulement quelques épîtres ont été traduites en français. Pour aller plus loin, chacun pourra s’en procurer les livres dont les références bibliographiques se retrouvent à la fin de chaque article.
Alpha Bacar Guilédji
Godefroid de Callataÿ
Directeur d’études invité
Université catholique de Louvain
Sur quatre séances, nous avons cherché à explorer le fameux corpus encyclopédique des Rasā’il Ikhwān al-Ṣafā’ (Épîtres des Frères de la Pureté) et à situer son rôle dans l’histoire des sciences et des idées au Moyen Âge. Les séances ont été articulées comme suit :
Séance 1 : Présentation générale des Rasā’il Ikhwān al-Ṣafā’
Il s’est agi de faire le point sur les derniers acquis de la recherche concernant la paternité et l’époque de composition de ce corpus, ainsi que sur la question des affinités doctrinales de ses auteurs. Les Rasā’il Ikhwān al-Ṣafā’ peuvent être définies comme une encyclopédie médiévale, idéologiquement marquée, ayant largement circulé et posant aujourd’hui encore de sérieux problèmes de paternité et de chronologie1. Comme sans doute aucune autre œuvre de la littérature arabe médiévale, en tout cas pour ce qui est de l’époque antérieure aux Mamlūks, le corpus des épîtres répond à tous les critères habituellement reconnus pour définir le caractère encyclopédique d’une œuvre : ampleur, ordonnancement du savoir, diversité des sources, volonté didactique. Le choix fait par les auteurs d’écrire sous un pseudonyme, de s’adresser à un lecteur fictif et de discourir généralement par allusions sont autant d’indices du marquage idéologique prononcé de l’œuvre. Le recours aux sources est extrêmement éclectique2, l’œuvre se révélant influencée par une multitude de courants doctrinaux : pythagorisme, néo-platonisme, shī‘isme (principalement mais non exclusivement d’obédience ismā‘īlienne), soufisme, hermétisme, occultisme. En dépit – ou peut-être à cause – de son caractère hétérodoxe, le corpus a abondamment circulé à travers les lieux et les époques, et le nombre important de manuscrits conservés – plus d’une centaine, selon une estimation récente3 – démontre que cette circulation ne s’est en rien limitée à la seule sphère ismā‘īlienne. La paternité et les affinités doctrinales de ses auteurs restent aujourd’hui des points controversés4, même si des avancées significatives ont été réalisées au cours de ces dernières années en ce qui concerne la chronologie de rédaction des Rasā’il et de leur introduction dans l’Andalus. L’« internal evidence » étant pratiquement inexistante pour répondre à ces questions, le chercheur en est toujours réduit à évaluer la pertinence de témoignages externes anciens (sources ismā‘īliennes ṭayyibites, sources shī‘ites duodécimaines tardives, jugements sévères de représentants de l’orthodoxie sunnite comme Ghazālī ou Ibn Taymiyya, témoignages d’humanistes ou d’historiens tels que Tawḥīdī ou de Ṣā‘id al-Andalusī), lesquels sont tous plus ou moins sujets à caution.
En surestimant considérablement l’importance des deux derniers auteurs cités5, la recherche moderne a tout au long du xxe siècle privilégié l’hypothèse selon laquelle la rédaction du corpus aurait eu lieu dans la seconde moitié du xe siècle et son introduction dans l’Andalus au xie siècle, via le célèbre mathématicien et astronome Maslama al-Majrīṭī ou son élève Kirmānī. En identifiant Maslama b. Qāsim al-Qurṭubī, traditionniste ésotérisant de l’Andalus mort en 964, comme l’auteur des traités occultes Rutbat al-ḥakīm et Ghāyat al-ḥakīm / Picatrix – deux traités fortement influencés par les Rasā’il Ikhwān al-Ṣafā’, mais que la tradition médiévale avait à tort attribués à Maslama al-Majrīṭī –, un article pionnier de Maribel Fierro paru en 1996 a eu pour effet d’induire par ricochet une révision importante de la chronologie de rédaction et de diffusion des Rasā’il6. Il paraît être généralement admis aujourd’hui que la rédaction du corpus a débuté au début du xe siècle, voire même au ixe siècle, qu’elle s’est effectuée par stratification, éventuellement sur plusieurs générations7, et que Maslama b. Qāsim al-Qurṭubī fut responsable de l’introduction du corpus dans l’Andalus8. En outre, il semble indéniable que le philosophe mystique Ibn Masarra, mort en 931 et généralement considéré comme le premier penseur original de l’Andalus, fut lui aussi influencé par les Ikhwān, et ce dès avant la première circulation dans l’Andalus. C’est en tout cas ce que qu’on est en droit d’inférer de l’analyse comparative de la Risālat al-i‘tibār et des Rasā’il9. En l’état actuel de nos connaissances, l’hypothèse la plus probable pour expliquer cela est qu’Ibn Masarra pris connaissance du corpus lors de son voyage en Orient.
Signe évident du regain d’intérêt pour la pensée des Ikhwān al-Ṣafā’, un projet international de grande ampleur s’est mis en place il y a dix ans visant à la publication de la première édition critique, avec traduction anglaise commentée, de l’ensemble des 51 ou 52 épîtres constituant le corpus. Ce projet est coordonné par Nader El-Bizri et publié par Oxford University Press en association avec l’Institute of Ismaili Studies de Londres10. L’édition critique est effectuée sur la base d’une quinzaine de manuscrits dont le plus ancien – Atif Efendi, 1861 .sM(ع) – date de 1182, soit environ trois siècles après l’époque supposée de rédaction des épîtres. À l’heure actuelle, environ un tiers du corpus a été publié11. L’étude menée par les différents experts participant à ce projet a déjà pu déboucher sur plusieurs résultats importants confirmant que la tradition manuscrite est d’une complexité sensiblement plus grande que ce qu’on avait imaginé jusqu’ici sur la base des trois éditions non-critiques (Bombay, Le Caire, Beyrouth) qui ont précédé le projet actuel12. Il est aujourd’hui établi, par exemple, qu’il existe au moins deux versions de l’épître 32 (« Sur les Principes Intellectuels selon les Pythagoriciens »)13. De même, il existe deux versions différentes, et mutuellement exclusives, de l’épître 52 (« Sur la magie »), qui conclut le corpus14.
[1] . G. de Callataÿ, « Brethren of Purity (Ikhwān al-Ṣafā’) », dans K. Fleet et al. (éd.), Encyclopaedia of Islam, Three, Part 2013-4, Leyde-Boston 2013, p. 84-90.
[2] . C. BaFFioni, Frammenti e testimonianze di autori antichi nelle epistole degli Iḫwān al-Ṣafā’, Rome 1994 ; I. R. netton, Muslim Neoplatonists. An Introduction to the Thought of the Brethren of Purity (Ikhwān al-Ṣafā’), Londres 2002 ; G. de Callataÿ, Ikhwan al-Ṣafa. A Brotherhood of Idealists on the Fringe of Orthodox Islam, Oxford 2005, p. 73-87.)
[3] . N. el-Bizri, « Prologue », dans N. el-Bizri (éd.), The Ikhwān al-Ṣafā’ and their Rasā’il. An Introduction, Oxford-New York 2008, p. 1-32, ici p. 21.
[4] . Par ex., A. Hamdani, « The Arrangement of the Rasā’il Ikhwān al-Ṣafā’ and the Problem of Interpolations [with Postscript] », dans N. el-Bizri (éd.), Epistles of the Brethren of Purity. The Ikhwān al-Ṣafā’ and their Rasā’il. An Introduction, New York-Oxford 2008, p. 83-100.
[5] . Par exemple, S. M. Stern, « New Information about the Authors of the “Epistles of the Sincere Brethren” », Islamic Studies 4/3 (1964), p. 405-428.
[6] . M. Fierro, « Bāṭinism in Al-Andalus. Maslama b. Qāsim al-Qurṭubī (d. 353/964), Author of the Rutbat al-Ḥakīm and the Ghāyat al-Ḥakīm (Picatrix) », Studia Islamica 84 (1996), p. 87-112.
[7] . C. BaFFioni, « Ikhwān al-Ṣafā’ », dans Stanford Encyclopedia of Philosophy (online) https://plato. stanford.edu/entries/ikhwan-al-safa (consulté le 16 février 2017).
[8] . G. de Callataÿ, « Magia en al-Andalus : Rasā’il Ijwān al-Ṣafā’, Rutbat al-Ḥakīm y Gāyat al-Ḥakīm (Picatrix) », Al-Qantara 34/2 (2013), p. 297-343.
[9] . G. de Callataÿ, « Philosophy and bāṭinism : Ibn Masarra’s Risālat al-i‛tibār and the Rasā’il Ikhwān al-Ṣafā’ », Jerusalem Studies in Arabic and Islam 41 (2014), p. 261-312.
[10] . N. el-Bizri, « Prologue ».
[11] . Voir « Epistles of the Brethren of Purity » (Oxford University Press) : https://global.oup.com/academic/content/series/e/epistles-of-the-brethren-of-purity-epbp/ ?cc =be&lang =en& (consulté le 16 février 2017).
[12] . Sur ces trois éditions, voir I. K. Poonawala, « Why We Need an Arabic Critical Edition with an Annotated English Translation of the Rasā’il Ikhwān al-Ṣafā’ », dans N. el-Bizri (éd.), The Ikhwān al-Ṣafā’ and their Rasā’il. An Introduction, p. 33-57.
[13] . P. e. walker, i. k. Poonawala, d. Simonovitz, G. de Callataÿ, The Epistles of the Brethren of Purity, Sciences of the Soul and Intellect Part I. An Arabic Critical Edition and English Translation of Epistles 32-36, New York-Oxford 2015, p. 1-13.
[14] . G. de Callataÿ, B. HalFlantS, The Epistles of the Brethren of Purity, On Magic. 1. An Arabic Critical Edition and English Translation of Epistle 52A, New York-Oxford 2011, p. 5-10.
Séance 2 : Une lecture néoplatonicienne et shī‘ite du Coran
Dans l’épître 7 (« Sur les Arts scientifiques »), les Ikhwān proposent une classification des sciences en trois grands groupes15. À un niveau inférieur se situent les « sciences propédeutiques », regroupant un certain nombre de disciplines éducatives comme l’écriture, le calcul, l’artisanat ou l’histoire, dont l’intérêt se limite aux besoins de l’homme dans la vie ici-bas. Au niveau supérieur, et comme en vis-àvis, se trouvent les deux autres groupes, selon la bipolarité classique des divisions du savoir en Islam16 : d’un côté, les « sciences religieuses et conventionnelles », autrement dit les sciences considérées comme étant directement issues du message de la révélation ; de l’autre côté, les « sciences proprement philosophiques », elles-mêmes regroupées en quatre grandes sections : « sciences mathématiques », « sciences logiques », « sciences naturelles » et « sciences divines ». Avec son découpage en quatre grandes sections (« sciences mathématiques », « sciences du corps et de la nature », « sciences de l’âme et de l’intellect », « sciences nomiques, divines et légales »), le corpus d’épîtres tel qu’il nous est parvenu dans la tradition manuscrite reproduit formellement plus ou moins cette division des sciences philosophiques. Il est bien évident pourtant que, sur le plan du contenu, les sciences conventionnelles s’y trouvent déjà incorporées et fusionnées de manière inextricable avec le savoir rationnel hérité des anciens. En fait, l’ordonnancement des Rasā’il paraît avoir été conçu sous la forme d’une remontée épistémologique (de l’homme au principe divin) faisant pendant à la descente ontologique (du principe divin à l’homme) telle qu’élaborée par les auteurs à partir de la théorie néo-platonicienne de l’émanation17.
Comme l’a écrit Ian R. Netton, « The corpus of the Rasā’il is saturated with the Qur’ān like a sponge and innumerable quotations bear witness to the Ikhwān’s deep familiarity with the basic scriptural text of orthodox Islam »18. En fait, les Rasā’il incluent au total plus de 900 versets coraniques (soit environ 1/7 du livre saint de l’Islam), ce qui est beaucoup pour une œuvre dont on a si souvent souligné le caractère hétérodoxe. Les versets sont cités généralement sans indication de leur sourate et ils ne sont que rarement commentés ou explicités. Parfois, l’autorité du Coran n’est invoquée que parmi toute une série d’autres sources (par exemple : Ptolémée, Hermès Trismégiste, la « Théologie » d’Aristote, le Nouveau Testament, des ḥadīth-s, ou même des vers arabes ou persans) auxquelles les Ikhwān semblent accorder pratiquement la même valeur. On trouve dans les Rasā’il de nombreux exemples d’interprétation coranique qui vont dans le sens d’un rejet très assumé de toute forme d’anthropomorphisme. Tout au long du corpus, les Ikhwān s’autorisent à interpréter le Coran de manière assez libre et laissent clairement entendre, à travers l’usage qu’ils font de formules coraniques comme rāsikhūn fī-l‘ilm (« Ceux qui sont fermement versés dans la science ») ou awliyā’ allāh (« les Amis de Dieu »), qu’ils se considèrent eux-mêmes au nombre des initiés capables de saisir le sens ésotérique (bāṭin) de la révélation et investis de la mission de le transmettre à leurs partisans19.
De cette lecture très particulière, l’épître 38 (« Sur la Résurrection ») offre un cas des plus emblématiques, avec la narration édifiante que les Ikhwān élaborent à leur façon sur la base du récit coranique des Dormants de la Caverne de la « Du comment des relations qu’entretiennent entre eux les Frères de la Pureté, de leur entraide et de la sincérité de la sollicitude et de l’affection qu’ils ont les uns envers les autres ». L’histoire contée par les Ikhwān est celle d’un roi (entendons Dieu) et de ses sept enfants (les sept prophètes, selon l’ordre suivant : Adam, Noé, Abraham, Moïse, Jésus, Muḥammad, et le ‘Qā’im de la Résurrection’) nés l’un après l’autre au cours des sept jours d’une semaine (les sept millénaires formant ensemble un cycle de 7 000 ans). Dans le récit ikhwānien, chacun des sept fils est mis en relation avec une planète qui lui est spécifique (Adam avec le Soleil ; Noé avec Saturne ; Abraham avec Jupiter ; Moïse avec Mars ; Jésus avec Vénus ; Muḥammad avec Mercure ; le Qā‘im avec la Lune). Les six premiers fils reçoivent une partie du royaume paternel (les diverses religions prophétiques), mais aucun ne parvient à être obéi suffisamment par son peuple (les différentes communautés de croyants), en sorte que chacun d’eux se voit contraint d’être patient et s’endort dans la Caverne ‘jusqu’au vendredi’ (le millénaire inauguré par le septième prophète, le Qā’im de la résurrection). Le rapprochement d’une telle allégorie avec les cycles prophétiques figurant dans la cosmologie ismā‘īlienne est évident. Le développement que les Ikhwān réservent au sixième millénaire est aussi très particulier dans la mesure où il contient diverses allusions voilées à l’histoire des premiers temps de l’Islam qui ne peuvent avoir été conçues de cette manière que par des penseurs shī‘ites20.
L’épître 22 (« Sur les Animaux ») se distingue du reste des Rasā’il du fait qu’elle renferme le fameux procès des animaux et des hommes devant le roi des Jinns, une fable philosophique proposant divers niveaux de lecture et qui oriente elle aussi, à de multiples reprises, le donné coranique dans un sens bien spécifique2122. Ainsi en va-t-il par exemple du développement relatif aux abeilles et, en particulier, à « Ya‘sūb, prince des abeilles », dont les Ikhwān font à la fois le roi et le délégué représentant les insectes lors du procès. Dans son plaidoyer, Ya‘sūb affirme luimême que les abeilles ont reçu de Dieu comme privilège unique le don de royauté (mulk) et de prophétie (nubuwwa), une affirmation qu’il convient naturellement de mettre en lien avec l’exégèse shī‘ite du Coran [Q. 16:68-69] faisant de ‘Alī « le prince des abeilles » (amīr al-naḥl)23.
Un passage de l’épître 40 (« Sur les Causes et les Effets ») concerne les lettres liminaires du Coran24. Après avoir fait quelques considérations arithmologiques à leur sujet, les Ikhwān rapportent l’une ou l’autre interprétation classique et optent pour celle selon laquelle elles sont « un secret connu de Dieu seul et de Ceux qui sont fermement versés dans la science ».
[15] . G. de Callataÿ, « The Classification of Knowledge in the Rasā’il », dans N. el-Bizri (éd.), The Ikhwān al-Ṣafā’ and their Rasā’il. An Introduction, p. 101-122.
[16] . Sur les classifications des sciences en Islam, voir principalement : H. H. BieSterFeldt, « Arabischislamische Enzyklopädien : Formen und Funktionen », dans C. meier (éd.), Die Enzyklopädie im Wandel vom Hochmittelalter bis zur Frühen Neuzeit. Akten des Kolloquiums des Projekts D im Sonderforschungsbereich 231 (29.11.-1.12.1996), Munich 2002, p. 43-83 ; H. H. BieSterFeldt, « Medieval Arabic Encyclopedias of Science and Philosophy », dans S. Harvey (éd.), The Medieval Hebrew Encyclopedias of Science and Philosophy. Proceedings of the Bar-Ilan University Conference, Dordrecht et al. 2000, p. 77-98.
[17] . Yves Marquet, La philosophie des Iḫwān al-Ṣafā’, Alger 1975.
[18] . I. R. netton, Muslim Neoplatonists, p. 79.
[19] . G. de Callataÿ, « Rāsikhūn fī l-‘ilm : étude de quelques références coraniques dans l’encyclopédie des Frères de la Pureté », Mélanges de l’Université Saint-Joseph 64 (2012), p. 69-85.
[20] . G. de Callataÿ, « Astrology and Prophecy, The Ikhwān al-Ṣafā’ and the Legend of the Seven Sleepers », dans C. Burnett, K. PloFker, J. HoGendijk, M. yano (éd.), Studies in the History of the Exact Sciences in Honour of David Pingree, Leyde 2004, p. 758-785.
[21] . L. Goodman, r. mCGreGor, Epistles of the Brethren of Purity. The Case of the Animals versus Man Before the King of the Jinn : An Arabic Critical Edition and English Translation of Epistle
[22] , Oxford-New York 2009. Voir aussi L. M. Álvarez, « Beastly Colloquies : Of Plagiarism and Pluralism in Two Medieval Disputations between Animals and Men », Comparative Literature Studies 39/3 (2002), p. 179-200 ; S. tlili, « All Animals are Equal or Are They ? The Ikhwān al-Ṣafā’s Animal Epistle and Its Unhappy End », Journal of Qur’anic Studies 16/2 (2014), p. 42-88 ; E. lauzi, Il destino degli animali. Aspetti delle tradizioni culturali araba e occidentale nel Medio Evo, Florence 2012, p. 95-144 ; G. de Callataÿ, « For Those with Eyes to See : On the Hidden Meaning of the Animal Fable in the Rasā’il Ikhwān al-Ṣafā’ » (en préparation).
[23] . D. de Smet, « Abeille, miel », dans M. A. amir-moezzi (éd.), Dictionnaire du Coran, Paris 2007, p. 5-7 ; y. Friedman, The Nuṣayrī-‘Alawis. An Introduction to the Religion, History and Identity of the Leading Minority in Syria, Leyde-Boston 2010, p. 124-126.
[24] . C. BaFFioni, Appunti per un’epistemologia profetica. L’Epistola degli Iḫwān al-Ṣafā’ “Sulle cause e gil effetti”, Naples 2005, p. 109-121.
Séance 3 : Les Rasā’il Ikhwān al-Ṣafā’ et les sciences occultes
Les Rasā’il Ikhwān al-Ṣafā’ réservent une place de choix aux sciences dites « occultes », telles l’astrologie, l’alchimie et la magie sous ses différentes formes. On se concentre ici sur la « science du ciel » (‘ilm al-nujūm) – une discipline qui comprend à la fois l’astronomie et l’astrologie en réalité – parce qu’elle est omniprésente dans les Rasā’il et qu’elle permet sans doute de saisir comme aucune autre les motivations profondes des auteurs. Les Ikhwān lui consacrent spécifiquement trois épîtres : l’épître 3 (« Sur l’Astronomie »), qui définit les principales notions ; l’épître 16 (« Sur le Ciel et le Monde »), qui situe ces notions dans un cadre principalement aristotélicien ; enfin l’épître 36 (« Sur les Cycles et les Révolutions »), qui est l’épître astrologique par excellence25. En vertu des liens unissant le monde d’en haut et le monde sublunaire soumis à la génération et à la corruption, les auteurs postulent que toute révolution ou conjonction astrale exerce nécessairement une influence sur un cycle du monde ici-bas. Les Ikhwān accordent une grande importance à certaines périodes millénaires, en particulier les cycles de 360 000 ans, de 36 000 ans et de 7 000 ans. Dans ces domaines, il apparaît que le savoir des Ikhwān est une sorte de synthèse de doctrines héritées de traditions indienne, iranienne et grecque26.
Le cycle de 360 000 ans est considéré comme le plus grand cycle de l’univers. Il correspond à la définition platonicienne de la Grande Année, définie comme la période de temps nécessaire pour que les sept périodes de révolutions planétaires
(Lune, Mercure, Vénus, Soleil, Mars, Jupiter, Saturne) reviennent ensemble en conjonction par rapport au premier degré (dans le Bélier) de la huitième sphère, celle des étoiles fixes27. La valeur donnée ici à ce cycle dérive des spéculations astronomiques indiennes, vraisemblablement transmises à l’Islam via l’Iran sassanide. Cette période est appelée « Cycle des Persans » par Abū Ma‘shar, le plus influent astrologue du Moyen Âge et qui fut une source de premier plan pour les Ikhwān.
Le cycle de 36 000 ans est la période de précession des équinoxes avec la valeur canonique qui lui fut attribuée depuis Ptolémée (iie s. après J.-C.). On attribue généralement à Hipparque (iie s. avant J.-C.) la découverte du fait que l’axe de rotation de la sphère des fixes n’est pas fixe mais accomplit une lente révolution (d’environ 26 000 ans en réalité) autour du pôle de l’écliptique, entraînant le déplacement de l’ensemble de la sphère28. Les Ikhwān rendent ce mouvement responsable de l’alternance périodique des continents et des mers à la surface de la terre. En lien avec ce postulat, il est important de signaler au passage que les auteurs développent, dans l’épître 19 (« Sur les minéraux »), une théorie géologique d’une remarquable cohérence et dont on a pu dire qu’elle anticipe de plusieurs siècles la « vision de James Hutton » au xviiie siècle29.
Le cycle de 7 000 ans est sans doute le plus important de tous aux yeux des Frères de la Pureté Ikhwān puisqu’ils en font le cadre de leur doctrine des cycles prophétiques. À l’instar de nombreux auteurs ismā‘īliens, les Ikhwān postulent en effet qu’à chaque millénaire constituant ce cycle correspond la venue d’un prophète (Adam, Noé, Abraham, Moïse, Jésus, Muḥammad, et le Qā’im de la Résurrection) inaugurant une religion qui abroge la précédente30. Les Ikhwān affirment aussi que les souverains temporels de leur temps sont des usurpateurs et que le sens ésotérique de la révélation doit être transmis secrètement (d’où l’image des Dormants de la Caverne) par une élite jusqu’au jour où une conjonction marquera la venue tant attendue du dernier millénaire et du Qā’im, le dernier prophète du cycle, rendant inutiles les Lois antérieurement promulguées. Le schéma tout entier repose sur la doctrine astrologique dite du transfert des triplicités des conjonctions de Jupiter et Saturne, une théorie héritée de l’Iran sassanide et qui a connu, tant chez les savants arabes que chez leurs successeurs latins du Moyen Âge, un succès retentissant31. Trois types de conjonctions de Jupiter et Saturne sont généralement définis : (1) les « conjonctions courtes », tous les 20 ans, et qui correspondent au remplacement d’individus sur le trône royal ; (2) les « conjonctions intermédiaires », tous les 240 ans, correspondant au transfert d’une dynastie à l’autre ; (3) les « conjonctions longues », tous les 960 ans (valant « environ 1 000 années lunaires », au dire des Ikhwān), correspondant aux changements d’empires et de confessions religieuses32.
[25] . G. de Callataÿ, Ikhwān al-Ṣafā’, Les Révolutions et les Cycles. Présentation et traduction de l’épître XXXVI des Frères de la Pureté, Louvain-la-Neuve–Beyrouth 1996 ; P. e. walker, i. k. Poonawala, d. Simonovitz, G. de Callataÿ, The Epistles of the Brethren of Purity, p. 137-189.
[26] . Sur ces héritages de l’astrologie arabe, voir : D. PinGree, « Māshā’allāh : Greek, Pahlavi, Arabic and Latin sources », dans a. HaSnawi, a. elamrani-jawal, m. aouad (éd.), Perspectives arabes et médiévales sur la tradition scientifique et philosophique grecque. Actes du colloque de la SIHSPAI (Paris, 31 mars – 3 avril 1993), Louvain-Paris 1997, p. 123-136 ; J. SamSó « Astrology », dans a. y. al-HaSSan-maqBul aHmed, a. z. iSkandar (éd.), The Different Aspects of Islamic Culture. Volume Four : Science and Technology in Islam. Part 1 : The Exact and Natural Sciences, Paris 2001, p. 267-296.
[27] . E. S. kennedy, « Ramifications of the World-Year Concept in Islamic Astrology », dans Actes du 10e Congrès International d’Histoire des Sciences. Ithaca, 26 Août – 2 Septembre 1962, vol. i,
Paris, 1964, p. 23-45 ; G. de Callataÿ, Annus Platonicus. A Study of World Cycles in Greek, Latin and Arabic Sources, Louvain-Paris 1996.
[28] . O. neuGeBauer, « The Alleged Babylonian Discovery of the Precession of the Equinoxes », Journal of the American Oriental Society 70 (1950), p. 1-8 ; R. merCier, « Studies in the Medieval Conception of Precession », Archives Internationales d’Histoire des Sciences, I, 26 (1976), p. 197220 ; II, 27 (1977), p. 33-71.
[29] . F. ellenBerGer, Histoire de la géologie, vol. i, Paris 1988, p. 78-80 ; G. de Callataÿ, « World cycles and geological changes according to the Ikhwān al-Ṣafā’ », dans P. adamSon (éd.), In the Age of al-Fārābī : Arabic Philosophy in the Fourth/Tenth Century. Proceedings of the Conference held at the Institute of Classical Studies and the Warburg Institute (London, 19-21 June 2006), Londres-Turin 2008, p. 179-193.
[30] . H. Halm, « The Cosmology of the Pre-Fatimid Ismā‘īliyya », dans F. daFtary (éd.), Medieval Ismai‘ili History and Thought, Cambridge 1996, p. 75-83.
[31] . J. D. nortH, « Astrology and the Fortune of Churches », Centaurus 24 (1980), p. 181-211.
[32] . Y. marquet, « Les Cycles de la souveraineté selon les Épîtres des Iḫwān al-Ṣafā’ », Studia Islamica 36 (1972), p. 47–69 ; Y. marquet, « La détermination astrale de l’évolution selon les Frères de la Pureté », Bulletin d’Études Orientales 44 (1992), p. 127-146.
Séance 4 : L’impact des Rasā’il
Les recherches actuelles tendent à démontrer que l’influence des Frères de la Pureté fut en réalité considérablement plus étendue qu’on ne l’avait généralement supposées jusqu’à présent33. Du fait que le contenu de l’encyclopédie ikhwānienne se trouve très à la marge de l’orthodoxie classique, les références explicites au corpus ne sont pas légion dans la littérature arabe postérieure. On peut regrouper les auteurs qui font nommément référence aux Ikhwān ou aux Rasā’il en trois catégories. En premier lieu, on trouve des adversaires déclarés de la doctrine, comme le qāḍī mu‘tazilite ‘Abd al-Jabbār (m. 1024-1025) ou bien encore comme les théologiens Ghazālī (m. 1111) et Ibn Taymiyya (m. 1328), deux ardents défenseurs de l’Islam sunnite et qui n’ont pas de mots assez durs (même s’ils s’en inspirent parfois eux-mêmes) pour discréditer et combattre ce qu’ils considèrent comme une hérésie bāṭinite. Ensuite, il y a les sectateurs avoués, qui revendiquent avec fierté les Rasā’il comme un modèle de leur propre mode de pensée. Les premières références de ce genre se trouvent, non pas chez les Fāṭimides – qui pourraient bien n’avoir même jamais connu l’existence des Rasā’il34 – mais bien chez les Ismā‘īliens de la branche musta‘lī-ṭayyibite au Yémen à partir du xiie siècle, coïncidant donc à peu près avec la date du plus ancien manuscrit connu des Rasā’il, ainsi qu’on l’a vu plus haut. Dans une troisième catégorie se trouvent quelques historiens ou historiographes comme Ibn al-Athīr (m. 1233) ou, bien plus tard, Ḥājjī Khalīfa (m. 1657).
Ce qu’on trouve en revanche dans un très grand nombre d’œuvres, ce sont des références indirectes (par exemple, via l’utilisation de formules telles que « les philosophes ont dit… ») mais indiscutables, comme dans le cas des savants juifs Moïse Ibn ‘Ezra (m. après 1138) et Joseph Ibn Zaddiq (m. 1149), lequel affirme, dans son Livre du Microcosme : « J’ai remarqué que le chemin vers cette grande et magnifique sagesse consiste à comprendre les écrits des philosophes purs et des pieux savants – que la grâce de Dieu soit avec eux ! »35. Souvent aussi, la référence se fait de manière plus subtile, par l’utilisation de formules typiques du style des Ikhwān, notamment via les shibboleths suivants (ou bien l’une de leurs variantes), bien connus des lecteurs de l’encyclopédie : « Peut-être ton âme se réveillera-telle du sommeil de la négligence et de la torpeur de l’ignorance » ; « Sache, mon frère – Que Dieu nous assiste, toi et nous, d’un esprit qui vient de Lui – que… »36.
Même si aucune étude d’ampleur n’a jusqu’ici été consacrée à la question, les premières recherches en ce sens (et qui furent principalement centrées sur l’Andalus), permettent de classer les lecteurs anciens des Rasā’il en cinq catégories, répondant schématiquement aux cinq registres suivants d’écrits suivants (1) politicoreligieux ; (2) philosophique ; (3) magico-mystique ; (4) littéraire ; (5) scientifique :
1. Politico-religieux : divers propagandistes de la branche musta‘lī-ṭayyibite au Yémen, tels que Ibrāhīm ibn al-Ḥusayn al-Ḥamidī (m. 1162), ‘Alī ibn Muḥammad ibn al-Walīd al-Anf (m. 1215), Idrīs ‘Imād al-Dīn b. al-Ḥasan (m. 1468) ; Nethanel ben al-Fayyūmī (m. c. 1165), représentant de l’ « ismā‘īlisme juif » au Yémen ; Yūsuf Najm al-Dīn (m. 1798), un propagandiste de la branche musta‘lī-bohra en Inde ; Hovhannēs Erznkac‛i Plowz (m. c. 1293), penseur arménien influencé par l’ismā‘īlisme dans la ville d’Erznka ;
2. Philosophique : une constellation de philosophes juifs néo-platoniciens de l’Andalus entre le xie et le xiiie siècle (Bahya Ibn Paquda, Ibn Gabirol, Moïse Ibn ‘Ezra, Ibn Zaddiq, Shem-Tov Ibn Falaquera, Judah Halevi, l’anonyme Me’oznê ha-‘iyyunim) ; le néo-platonicien musulman Ibn al-Sīd al-Baṭalyawsī (m. 1127) ; Sulaymān al-Ghazzī (c. 1100), évêque chrétien en Palestine ; l’école ishrāqī en Iran représentée par Shihāb al-Dīn al-Suhrawardī (m. 1191), Shams al-Dīn al-Shahrazurī (m. après 1288), Mulla Ṣadrā Shirāzī (m. 1640) ;
3. Magico-mystique : des philosophes mystiques dans l’Andalus tels que Ibn Masarra (m. 931), Maslama b. Qāsim al-Qurṭubī (m. 964), Ibn Qasī (xiie s.), Ibn al-‘Arabī (m. 1240), Ibn Sab‘īn (m. c. 1268) ; Nachmanides (m. 1270), cabbaliste juif ; en Orient, les néo-Ikhwān al-Ṣafā’ des cours mamlūkes, ottomanes et timourides (Sayyid Ḥusayn Akhlāṭī, m. 1397 ; Sā’in al-Dīn Turka Iṣfahānī, m. 1432 ; ‘Abd al-Raḥmān al-Bisṭāmī, m. 1454) ;
4. Littéraire : Kalonymus ben Kalonymus, traducteur du conte des animaux en hébreu en 1316 ; Anselm Turmeda, adapteur de ce même conte en catalan ;
5. Scientifique : des classifications du savoir (Ghazālī, m. 1111 ; Malik al-Afdal, m. 1377) ; des points de sciences naturelles (Idrisī, m. 1165 ; Ibn Ṭufayl, m. 1185, Shem Tov Ibn Falaquera, xiiie siècle ; Qazwinī, m. 1283 ; Ibn Khaldūn, m. 1406) ; des traductions latines de l’épître 4 (« Sur la Géographie ») et de l’épître 14 (« Sur les Analytiques Seconds »).
[33] . Sur tout ceci, voir G. de Callataÿ, « Who were the readers of the Rasā’il Ikhwān al-Ṣafā’ ? », Micrologus. Nature, Sciences and Medieval Societies 24 (2016), p. 269-302.
[34] . F. daFtary, The Ismailis : Their History and Doctrines, Cambridge 1990, p. 236.
[35] . J. HaBerman, The Microcosm of Joseph Ibn Zaddiq, Rosemont Publication and Printing Corp., Cranbury (NJ)-Londres-Mississauga (ON) 2003, p. 54.
[36] . G. de Callataÿ, « From Ibn Masarra to Ibn ‘Arabī : References and Subtle Allusions to the Rasā’il Ikhwān al-Ṣafā’ in the Literature of al-Andalus », à paraître dans A. StraFaCe, C. de anGelo, A. manzo (éd.), Labor Limae. Atti in onore di Carmela Baffioni, Naples 2016.
Cécile Bonmariage, « De l’amitié et des frères : l’Épître 45 des Rasā’il Ikhwān al-Safā’. »
PRÉSENTATION
L’Épître 45 des Rasā’il Ikhwān al-safā’ s’est signalée très tôt aux chercheurs du fait d’éléments importants qu’elle contient pour la datation de ce texte : une mention de la théorie du bond, initiée par le mu‘tazilite al-Naām (mort entre 220/835 et 230/845), et la citation de vers extraits d’un poème composé par al-Mutanabbī en 347/9581. Elle a aussi été remarquée pour son intérêt dans l’étude de la formation et de la diffusion du Sirr al-asrār (le Secretum secretorum). On trouve dans la version longue de ce dernier texte, en effet, plusieurs points également présents dans l’Épître 45, notamment une chaîne de vices2 et le passage sur les quatre niveaux de l’âme humaine que nous analyserons bientôt plus en détail3.
Ainsi que son titre l’indique (« Du comment des relations qu’entretiennent entre eux les Frères de la Pureté, de leur entraide et de la sincérité de la sollicitude et de l’affection qu’ils ont les uns envers les autres »), le but principal de cette épître est de décrire la communauté des Frères de la Pureté et son mode de fonctionnement. Elle aborde tour à tour le malis des Frères, – ce lieu de réunion, sorte de « salon philosophique » sur la description duquel s’ouvre l’épître –, le recrutement, l’entraide matérielle et spirituelle au sein du groupe, l’enseignement et les relations maître-disciple, et enfin les différents degrés d’accomplissement atteints par les Frères dans leur cheminement vers le vrai.
Tout au long de l’épître, l’on perçoit également un autre aspect du fonctionnement de la communauté des Frères de la Pureté : la variété des sources auxquelles elle se réfère, discernable de façon directe dans le passage qui énumère les quatre sortes de « livres » sur lesquels se basent l’enseignement et le savoir des Frères4, mais aussi de façon indirecte, par les citations variées qui émaillent l’épître, qui font référence à des penseurs grecs (Socrate, Pythagore)5, à deux figures emblématiques de la sagesse indienne (Bilawhar et Bdāsf)6, ou encore à Jésus (al-Massi) s’adressant aux apôtres7.
Deux points retiendront plus particulièrement notre attention ici. Nous montrerons d’abord comment la description de la communauté des Frères présentée dans cette épître est l’occasion d’un véritable traité sur l’amitié, tout à fait dans l’esprit d’autres ouvrages sur le sujet rédigés à la même époque. Nous analyserons ensuite de plus près le passage où est décrite la hiérarchie des Frères, qui, en établissant un parallèle entre les puissances de l’âme et l’âge auquel elles apparaissent, présente en même temps une théorie des âges de l’homme, et, en associant une appellation spécifique pour chaque degré, livre une clef de lecture originale des Rasā’il.
UN TRAITÉ SUR L’AMITIÉ
Dès les premières pages consacrées au choix d’un nouveau frère, après la description du malis et des connaissances qui y sont enseignées, l’on s’aperçoit que la communauté des Frères de la Pureté est conçue, un peu à la manière des écoles philosophiques de l’Antiquité, comme se fondant sur l’amitié. C’est l’amitié qui préside au recrutement, qui se fait par aliation, l’amitié qui régit les relations entre frères dans leur apport à la communauté, chacun selon ses moyens, l’amitié qui fonde les rapports entre maîtres et disciples, l’amitié qui cimente l’unité à laquelle aspire la communauté toute entière. Voici à grands traits ce que l’épître nous apprend concernant la façon dont les Iwān pensent cette question.
Le choix et la conservation des amis
Tout d’abord, c’est pour les Ikhwān le constat de la nécessité de l’entraide entre les hommes pour leur bien-être à tous qui est le fondement de la recherche de l’ami. Cette nécessité est maintes fois soulignées dans les Rasā’il8, notamment dans le passage suivant, extrait de l’Épître sur la géométrie, où l’on retrouve un écho de l’adage hippocratique ars longa, vita brevis : « Sache-le, frère, […] l’homme isolé ne peut mener qu’une existence misérable. Il a besoin pour mener une existence bonne […] de nombreux arts qu’un seul homme ne peut atteindre tous, parce que la vie est courte et les arts nombreux. C’est pourquoi en chaque ville ou village se réunissent des gens nombreux, pour s’entraider les uns les autres9. »
Ce constat est vrai pour la vie de ce monde comme pour le salut final dans l’au-delà. Pensant l’amitié dans la perspective de la recherche du salut, les Frères considèrent les amis non seulement comme un agrément essentiel pour cette vie-ci, mais comme l’aide indispensable à la sortie vers l’autre monde, par la mise en commun des biens et de la connaissance, que ce soit les sciences de la sagesse, « qui permettent d’atteindre le bien-être des corps dans la demeure des organismes et dans le monde de la génération et de la corruption », ou les sciences des prophètes, amenant au « bien-être de l’âme dans la demeure du retour10 ».
Concernant le choix des amis, les Ikhwān insistent sur le fait que tous les caractères ne sont pas aptes à l’amitié parfaite. Reprenant des éléments présents dans l’Épître sur les caractères 11, ils posent que le caractère est le fruit pour une part de traits innés (sous l’influence des astres et du tempérament, lui-même déterminé par les conjonctions astrales), renforcés ou non par les habitudes et les croyances dans lesquelles on est éduqué 12. Une fois bien ancré, le caractère est dicilement améliorable, et il est donc important de reconnaître les signes d’un caractère contraire. Aussi les Ikhwān s’attachentils à dénombrer une série de caractères opposés entre eux, entre lesquels aucune amitié ne pourra se nouer, et à présenter l’enchaînement qui, de cette opposition dans les caractères, conduit à l’hostilité ouverte 13.
Au delà de cette distinction entre caractères aptes et inaptes à l’amitié, les Ikhwān tracent une distinction claire entre amitiés ayant une cause en dehors de la relation même, qui sont les amitiés fondées sur le besoin immédiat, et l’amitié véritable et parfaite qui lie entre eux les Frères. Les premières se nouent en vue d’un but précis, qui relève généralement de ce monde, et ne durent que le temps du besoin. L’amitié véritable, par contre, est sans limite, parce qu’elle est fondée sur une communauté totale, les amis devenant comme « une seule âme en deux organismes se faisant face 14 ». On peut voir dans cette formule une reprise du topos grec de l’ami comme allos autos, expression qui, en arabe, est rendue par différentes périphrases comme « quelqu’un qui est toi-même, mais qui, en tant qu’individu, est différent de toi 15 », ainsi que l’écrit Tawhīdī (m. 1023), ou encore quelqu’un « qui est toi, sauf qu’il est différent de toi (ayruka) 16 », comme dit Būrinī (m. 1048) 17.
Pour saisir plus pleinement l’expression utilisée dans les Rasā’il, il faut la replacer toutefois dans la perspective de la théorie de l’Âme universelle défendue par les Ikhwān. Pour ceux-ci, ainsi qu’ils l’expliquent dans l’Épître 42 notamment, l’ensemble des individus partagent une forme unique, l’Âme universelle. Chaque homme a ainsi en lui une part de cette Âme, et celle-ci est pour chacun de ses fragments comme notre âme est par rapport aux membres de notre corps 18. En disant des amis véritables qu’ils sont « une seule âme en deux organismes se faisant face », c’est sans doute aussi cela que les Ikhwān entendent. C’est cette amitié où l’ami est un autre soi-même qui est la base même de la communauté des Frères de la Pureté, dont les membres visent à être « comme un seul homme […], et comme une seule âme dans l’ensemble de ce qu’ils entreprennent en vue de ce qu’ils visent, qui est de faire triompher la religion et de rechercher l’au-delà 19 ». Une fois nouée, une telle amitié doit être entretenue et nourrie, notamment en préférant ce frère à toute autre relation, ce que développe un long passage consacré à la conservation de l’amitié 20.
L’amitié dans les rapports maître-disciple et dans l’enseignement
C’est par la connaissance véritable que l’on parvient au salut selon les Ikhwān, en « se réveillant du sommeil de l’ignorance et de l’assoupissement de la négligence », comme le répètent souvent les Rasā’il. Aussi est-ce particulièrement dans l’enseignement que va se montrer l’entraide entre Frères. Le passage consacré au choix du maître 21 est surtout l’occasion de dénigrer les faux savants qui parlent de toutes sortes de choses complexes alors qu’ils ne connaissent pas la base de toute science, c’est-à-dire eux-mêmes, tel un affamé qui nourrirait les gens, ou quelqu’un qui est malade lui-même et prétendrait soigner les autres, selon l’image donnée dans l’Épître 48 22.
Par les exemples choisis ici par les Ikhwān (la théorie du bond, le feu qui ne brûle pas, etc. 23), on voit que ceux qu’ils visent sont premièrement ceux qui s’adonnent au kalām. La théorie du bond, selon laquelle un mobile « peut passer du premier point au troisième sans passer par le point intermédiaire 24 », a en effet été énoncée d’abord par al-Naām (mort entre 835 et 845) pour donner une explication du mouvement dans sa physique qui nie l’atome ; elle a ensuite été reprise par une lignée de penseurs au sein du kalām 25. L’exemple du feu peut certes être compris comme une allusion à une théorie de la vue de type platonicien, le rayon rendant la vue possible étant décrit en effet par Platon comme une « sorte de feu qui n’est pas capable de brûler, mais seulement de fournir une douce lumière 26 », mais c’est surtout un des exemples les plus communs dans l’explication de la théorie de l’engendrement (tawallud) des actions développée dans le kalām 27.
La critique des négateurs de l’astrologie peut aussi être envisagée comme visant les mutakallimūn : parmi les mu‘tazilites, ‘Abd al-abbār est connu pour son opposition à l’astrologie 28, et al-Aš‘ari en est également un pourfendeur 29. Mais elle pourrait aussi avoir pour cible les gens de droit (légalistes, fuqahā’), comme dans la troisième épître où les Iwān évoquent les gens du fiqh qui ne jugent pas bon de s’occuper de l’astrologie : « Sache que les légalistes et les traditionnistes, les pieux et les dévots ont proscrit l’étude de l’astrologie. Ils l’ont proscrit seulement parce que l’astrologie est une partie de la science philosophique, et qu’ils abhorrent l’étude des sciences philosophiques pour les néophytes et les jeunes gens, et tout qui ne connaît pas la science de la religion et qui ne connaît pas la mesure dont il a besoin des statuts de la loi (šar‘a) 30. »
Concernant l’enseignement même, l’Épître 45 nous apprend surtout le peu de foi des Ikhwān dans l’enseignement comme « redressement » d’un caractère déjà tordu par une naissance sous de mauvais auspices ou comme un apprentissage accessible à tout âge : il s’agit plutôt de faire grandir les « bonnes pousses », en choisissant des disciples jeunes et bien nés, au sens de nés sous l’influence positive des astres, qui leur garantit une nature équilibrée et des capacités optimales à recevoir l’enseignement 31.
Un thème cher au Xe siècle
Ce que disent ici les Ikhwān concernant l’amitié n’a rien de particulièrement inédit. Le thème même de l’amitié, comme celui des relations entre maître et disciple et des qualités de chacun – et comme aussi la question de l’organisation des cités, dont l’absence dans l’Épître 45 peut paraître étonnante 32 –, sont très présents dans la littérature du Xe siècle dans le milieu dans lequel les Rasā’il semblent avoir vu le jour. Les traités sur l’amitié et sur le caractère foisonnent à l’époque, tels la Risālat al-adāqa wa-l-adīq de Tawhīdī, les chapitres consacrés à cette question dans les Muqābasāt 33 du même auteur, ou plus tard, mais par quelqu’un qui fréquentait les mêmes milieux, le Tahḏb al-alāq de Miskawayh (m. 1030), et les passages sur l’amitié dans les questions-réponses entre Tawhīdī et Miskawayh du awāmil wa-l-šawāmil34.
On y retrouve des éléments semblables sur le fond. On l’a vu brièvement déjà pour la définition de l’ami comme un autre soi-même. Un autre exemple est la distinction entre amitié qui se lie pour une cause déterminée et amitié véritable, qui se retrouve dans le awāmil wa-l-šawāmil sous la forme d’une distinction entre amitiés accidentelles et amitiés essentielles35. Mais on y reconnaît également certains traits de style des écrits des Ikwān. Ainsi les séries de courtes phrases conditionnelles de notre épître, comme dans le passage suivant : « Si tu es absent, ils te protègent ; si tu dépéris, ils te soutiennent ; et s’ils te voient un ennemi, ils le matent36 », trouvent un écho dans ce passage de la Risālat al-adāqa wa-l-adīq de Tawhīdī : « Si tu t’absentes, il te suit ; si tu es présent, il te défend ; si tu es maltraité, il te traite avec douceur 37. » Tawhīdī et Miskawayh montrent également un certain penchant pour l’énumération des caractères aussi présent dans les Rasā’il, les auteurs se laissant aller au plaisir des mots.
Par contre, on ne retrouve pas chez les Ikhwān les références au fond culturel arabe sur l’amitié, qui est la base même de la Risālat al-adāqa de Tawhīdī qui se présente plus comme une anthologie sur le thème que comme un véritable traité. On ne retrouve pas non plus le pessimisme que l’on peut déceler chez ce dernier, dans la Risālat al-adāqa, mais aussi dans le chapitre 106 des Muqābasāt, consacré à l’amitié, qui commence par la constatation que la définition de l’ami comme un autre soi-même est valide, mais n’a rien qui lui corresponde dans la réalité : un tel ami n’existe pas38. Chez les Ikhwān au contraire, la véritable amitié existe et la communauté se veut réussie.
1. Rasā’il Ikhwān al-safā’, Beyrouth, 1957 (désormais cité Rasā’il), t. IV, p. 50 et 47 respectivement. Ces éléments ont été interprétés en divers sens suivant que les auteurs souhaitaient avancer ou retarder la date de rédaction des Épîtres et privilégier une rédaction longue ou courte du recueil. Sur la datation et le ou les auteurs des Rasā’il, voir G. de Callataÿ, Ikhwan al-Safa’, Oxford, Oneworld, 2005, p. 3-8. On y lit qu'il est à présent généralement admis que les Épîtres ont été écrites dans les années 970-980.
2. Voir Rasā’il, t. IV, p. 47 et Sirr al-asrār, éd. ‘A. Badaw, in Fontes græcæ doctrinarum politicarum islamicarum, Le Caire, 1954 p. 75-76.
3. Sirr al-asrār, éd. ‘A. Badaw, p. 131-132 et Rasā’il, t. IV, p. 57. Voir A. A. VERDENIUS, Jacob van Maerlant’s Heimelijkheid der Heimelijkheden, Amsterdam, 1917 ; M. MANZALOUI, « The pseudo-Aristotelian Kitāb Sirr al-asrār », in Oriens, 23-24 (1974), p. 142-257 ; M. GRIGNASCHI, « Remarques sur la formation et l’interprétation du Sirr al-asrār », in Pseudo-Aristotle The Secret of Secrets. Sources and Influences, éd. W.F. Ryan et Ch. B. Schmitt, Londres, 1982, p. 3-33.
4. Rasā’il, t. IV, p. 42-43.
5. Ibid., p. 58.
6. Ibid.
7. Ibid., p. 53 et 58.
8. Notamment dans l’Épître 48, parallèle à l’Épître 45. Voir Rasā’il, t. IV, p. 169-170.
9. Rasā’il, t. I, p. 99-100 (Épître sur la géométrie).
10. Rasā’il, t. IV, p. 142.
11. Rasā’il, t. I, p. 296-389 (Épître 9), en particulier p. 299-307.
12. Les Ikhwān n’insistent pas ici sur l’influence de la région et du climat dont il est question dans l’Épître des caractères. Voir Rasā’il, t. I, p. 302-305.
13. Rasā’il, t. IV, p. 47.
14. Rasā’il, t. IV, p. 49. On retrouve p. 48 une expression très semblable : « Cela parce qu’ils pensent et croient qu’ils sont une seule âme en des organismes dispersés ».
15. TAWHĪDĪ , Risāla f l-adāqa, éd. awā’ib, p. 26 ; cité et traduit par M. Bergé, Pour un humanisme vécu : Abū ayyān al-Tawhīdī , Damas, 1979, p. 324. On trouvera dans la dernière discussion des Muqābasāt de Tawhīdī la relation d’une discussion sur cette conception de l’ami comme « un autre qui est toi-même » (āar huwa anta). Voir al-Muqābasāt, n° 106 (éd. M. T. usayn, Bagdad, 1970, p. 449-454).
16. BRN, Kitāb al-amāhr f ma‘rifat al-awāhir, Beyrouth, 1984 (3e éd.), p. 18. On trouvera une traduction du passage dont cette expression est extraite note 125.
17. Sur la définition de l’ami comme alter ego dans la tradition arabe, voir F. ROSENTHAL, « “I am you” – Individual piety and society in Islam », in Individualism and Conformity in Classical Islam, éd. A. Banani et S. Vryonis, Wiesbaden, 1977, p. 33-60.
18. Voir notamment Rasā’il, t. III, p. 426. Sur ceci, voir Y. MARQUET, La philosophie des Iwān al-afā’. Alger, 1973, p. 366.
19. Rasā’il, t. I, p. 181-182 (Épître sur la géographie).
20. Rasā’il, t. IV, p. 47-49.
21. Rasā’il, t. IV, p. 49-51.
22. Rasā’il, t. IV, p. 169. Le passage se lit : « [Ils sont semblables] à celui qui nourrit les gens alors qu’il est lui-même affamé, ou qui habille les autres alors que lui-même est nu, comme celui qui soigne les gens alors qu’il est malade, et comme celui qui guide les gens sur la voie alors qu’il ne connaît pas le chemin de sa maison ». En un passage parallèle, les Ikhwān disent encore : « Il est comme celui qui guiderait autrui alors que lui-même est égaré » (Rasā’il, t. III, p. 372).
23. Rasā’il, t. IV, p. 50-51.
24. Cité dans ŠAHRASTĀN, Livre des religions et des sectes, vol. I, trad. D. Gimaret et G. Monnot, Louvain, 1986, p. 206, n. 33. Ibn azm (m. 1064) l’explique de la façon suivante : « Le mobile sur la surface d’un corps va d’un lieu à un autre lieu, et entre les deux lieux, il y a des lieux que le mobile n’a ni parcourus, ni longés, ni occupés » (al-Fial, éd. M. I. Nar et ‘A. ‘Umayra, Djedda, 1982, v. 5, p. 189).
25. Voir A. DHAHANI, The Physical Theory of Kalām, Leyde, 1994, p. 161 et 176-181, ainsi que J. VAN ESS, Theology and Science. The Case of Abū Isāq an-Naẓẓām, Ann Arbor, [1978 ?], spécialement p. 6-9, ainsi que son Theologie und Gesellschaft im 2. und 3. Jahrhundert Hidschra, Berlin, 1991-1995, index, s.v. ṭafra, spéc. Bd III (1992), p. 309 et sq.
26. Timée, 45b et sq.
27. Voir par exemple IBN AZM, al-Fial, vol. 5, p. 181.
28. Voir S. M. STERN, « New information about the authors of the Epistles of the Sincere Brethren », in Islamic Studies, III (1964), p. 158 (réédité in Studies in Early Ismā‘lism, Jérusalem, 1983).
29. Pour un exposé plus détaillé des positions de différents penseurs à ce propos, voir M. ULLMANN, Die Natur- und Geheimwissenschaften im Islam, Leyde, 1972, p. 274-275, ainsi que J. VAN ESS, Theologie und Gesellschaft, index, s.v. « Astrologie ».
30. Rasā’il, t. I, p 157.
31. Pour une vue plus générale sur la conception qu’ont les Iwān de l’éducation et de l’enseignement, voir A. TIBAWI, « The idea of guidance in Islam », in Islamic Quarterly, III (1956), p. 139-156 ; « Philosophy of Muslim education », in Islamic Quarterly, IV (1957), p. 79-89 ; « Some educational terms in the Rasā’il Iwān al-safā’ », in Islamic Quarterly, V (1959), p. 55-60. Voir aussi A. NANJI, « On the acquisition of knowledge », in The Muslim World, LXVI (1976), p. 263271.
32. Dans l’Épître 48, qui comporte plusieurs parallèles avec notre épître, il est par contre question de la cité des Frères. Voir Rasā’il, t. IV, p. 171-173.
33. Spécialement Muqābasāt 106. Voir Muqābasāt, éd. M. Tawfīq usayn. Bagdad, 1970, p. 449-465.
34. Ibn al-Nadm signale encore un Kitāb al-adīq wa-l-adāqa par Ibn al-Khammār (m. 942-943), un autre membre du cercle d’Ibn Sa‘dān décrit par TAWHĪDĪ dans l’Imtā‘ (voir Imtā‘, II, p. 14 et 38, et KRAEMER, J., Humanism, p. 123-129). Voir IBN AL-NADM, Fihrist, Maqāla 7, partie 1, éd. R. Tajaddod, Téhéran, 1971, p. 323.
35. Al-awāmil wa-l-Šawāmil, Le Caire, 1951, p. 131-133. Nous signalerons en note de la traduction les parallèles éclairants que l’on trouve dans ces textes.
36. Rasā’il, t. IV, p. 45.
37. Tawhīdī , Risālat al-adāqa wa-l-adīq, éd. I. al-Kaylān. Damas, 1964, p. 22. Le même style se retrouve encore notamment p. 15.
38. Tawhīdī , Muqābasāt, 106, p. 449, l. 3-4 : al-add a walākin al-madūd ayr mawūd. Voir aussi les passages de la Risālat al-adāqa traduits par M. BERGÉ dans « Une anthologie sur l’amitié d’Ab ayyān al-Tawhīdī », in Bulletin d’études orientales, XVI (1958-1960), p. 33 : « […] avant tout, il convient d’être persuadé qu’il n’existe ni ami, ni ce qui ressemble à un ami » (adāqa, I. 6) ; « Il n’y a aucun profit à retirer de la fréquentation des hommes, aucun intérêt à s’en approcher, aucune confiance à mettre en eux, aucun secours à en attendre » (adāqa, I. 7).
L’éthique des Frères de la pureté
« Nul ne sera sauvé si tous ne le sont »
Le complémentarisme des Iḫwān al-Ṣafā
Contribution à la théologie des religions
GUILLAUME DE VAULX D’ARCY
Résumé
Les Rasāʾil Iḫwān al-Ṣafā proposent une pensée du salut préoccupée par le pluralisme doctrinal. Grande est alors la tentation de les situer dans le cadre classique de théologie des religions. Or, il apparaît qu’elles résistent à une telle intégration. Est-ce là le signe d’une incohérence de leur part ou d’une étroitesse de nos conceptions du salut ? Pour répondre à cette question, nous avons commencé par formuler la structure aporétique sous-jacente aux discussions en la théologie des religions, dégageant trois postulats sotériologiques incompatibles :
1. Dieu veut le salut de tous les hommes ;
2. Il a tracé une voie du salut ;
3. celui qui ne suit pas cette voie ne peut être sauvé.
L’appliquant ensuite au contexte islamique, nous avons identifié des occurrences islamiques tant de l’exclusivisme (refus de 1), du pluralisme (refus de 2) et de l’inclusivisme (refus de 3). Étonnamment, les Épîtres des Frères en Pureté échappent à cette classification et réussissent seules à réconcilier ces trois postulats. Comment affirmer que Dieu veut le salut de tous les hommes s’Il ne sauve que ceux qui suivent une certaine voie ? C’est que cette voie du salut est celle qui intègre toutes les voies humaines. Nous appelons cela le complémentarisme sotériologique des Frères en Pureté. Comment la théologie des religions a-t-elle pu passer jusqu’alors à côté d’une telle doctrine ? Par l’accord sourd sur un principe qui se nomme le fanatisme (taʿaṣṣub). On découvre que le système comprenait un postulat sombre et accepté de tous : 4. Dieu consent à n’en sauver que certains. Les Épîtres des Frères en Pureté prennent le contre-pied le plus radical : nul ne sera sauvé si tous ne le sont. C’est la nature même du salut qui s’en trouve revisitée.
Texte intégral
« L’entraide n’existe qu’entre deux ou plusieurs. » Parabole du riche voyant et de l’aveugle vigoureux, Épître 45, IV 55.
Les Rasāʾil Iḫwān al-Ṣafā constituent une entreprise visant au salut, qui érige les sciences en voie vers Dieu (al-ṭarīq ilā Allāh) et les Frères en Pureté en navire du salut (safīnat al-naǧā). Autrui y tient une place essentielle : il n’y a nul salut sans le salut d’autrui :
Sache frère – que Dieu te soutienne et nous aide de son souffle divin – qu’il faut que tu te convainques que tu ne peux pas parvenir seul au salut dans l’épreuve que constitue ce monde, que tu as besoin pour ton salut et ta délivrance de ce monde du soutien de tes frères.
Nous procéderons à l’analyse détaillée de ce texte, mais retenons qu’il situe immédiatement la perspective du salut dans une dépendance à autrui. Or, la question de l’accès d’autrui au salut est l’objet de la réflexion de la théologie des religions. Peut-on ramener la doctrine des Frères en Pureté à une des positions déjà recensées par cette discipline ou ouvre-t-elle au contraire une perspective nouvelle ? Il convient, pour le comprendre, de reprendre et d’adapter le problème structuré dans un contexte tout autre, celui de la théologie chrétienne contemporaine.
Présentation de la théologie des religions
Status quaestionis
Les religions dogmatiques, dans le sens des communautés de croyance qui requièrent l’adhésion exclusive à leur représentation du monde et pratique du culte, sont confrontées au problème du pluralisme : une communauté de croyance peut-elle penser l’autre autrement que sous la catégorie de l’égaré ? Le problème est aussi bien logique : le gentil est-il condamné même lorsqu’il n’a jamais eu la possibilité d’adhérer à la communauté en question ?, que moral : est-il condamné malgré sa vertu ?, que politique : confrontée à la diversité à l’intérieur de la cité1, comment la communauté de croyance peut-elle coexister avec autrui si elle part du présupposé qu’il est voué à l’anéantissement, du moins post-mortem ?
Ce problème a donné lieu à une réflexion très active dans la théologie chrétienne depuis un demi-siècle. Les solutions ont depuis été constamment ramenées à trois positions : l’exclusivisme (hors de l’Église, point de salut), l’inclusivisme (la grâce du Christ dépasse les frontières du christianisme) et le pluralisme (Dieu parle à tous) qui, malgré leurs différentes reformulations et ramifications, semblent bien épuiser le système2.
Les positions sotériologiques ont ainsi d’une part été éclairées par un objet théologique : l’exclusivisme s’est révélé être un ecclésiocentrisme, insistant sur l’appartenance à l’institution qu’est l’Église ; l’inclusivisme est un christocentrisme, puisqu’il permet de retrouver en dehors l’action du Christ ; le pluralisme est un théocentrisme, il s’ouvre aux différents systèmes issus de la profession de foi dans le Créateur3. Knitter, dans Introducing Theologies of Religions, a d’autre part manifesté la façon dont le christianisme se conçoit historiquement par rapport aux autres religions. L’exclusivisme pense ce lien sur le modèle du remplacement : toute vérité est contenue dans le christianisme, loin des errances des autres religions ; l’inclusivisme de Rahner l’appréhende sur le modèle de l’accomplissement : la grâce de Dieu est sans borne, elle est réalisée dans toutes les religions, mais « toute grâce est grâce du Christ », la compréhension de sa nature n’est accomplie que dans le christianisme4; le pluralisme conçoit les autres religions soit sur le modèle mutualiste5 : la compréhension de soi, en l’occurrence la singularité du Christ, n’est possible que par confrontation discursive avec les autres figures du Sauveur6, soit plus radicalement sur le modèle de l’acceptation : mieux la diversité se porte, mieux se porte l’humanité ; il y a une pluralité de saluts, c’est-à-dire que les finalités, et non seulement les voies, diffèrent7.
Le système aporétique en théologie des religions
Ce système triadique qui semble bien intégrer toutes les positions possibles n’a pourtant pas explicité ses axiomes. Il convient donc de partir de là. Les communautés de croyance sont confrontées au problème du pluralisme du fait à la fois de leur prétention universelle : tout homme a légitimement droit au salut, et de leur caractère restrictif : il faut suivre la voie particulière qu’elles proposent. On peut ramener le problème de la théologie des religions à trois axiomes :
1. Dieu veut le salut de tous les hommes.
2. Il a tracé une voie du salut.
3. Celui qui ne suit pas cette voie ne peut être sauvé.
On peut appeler le premier l’axiome du salut, le deuxième l’axiome de la méthode, le troisième l’axiome de la vérité. On est confronté ici à un système aporétique : comment le salut peut-il être une possibilité universelle s’il dépend de l’adhésion à une communauté dont l’existence est particulière à une époque et à une contrée8 ? C’est cette aporie que la théologie des religions entreprend de résoudre.
L’exclusivisme, qui tient avec force les 2e et 3e propositions, achoppe sur la 1re et doit répondre du statut de ceux qui n’ont pas eu la possibilité d’accéder à la communauté du salut9.
Quant à l’inclusivisme, il garantit aussi la possibilité pour tout homme d’être sauvé, mais tenant au privilège d’une certaine voie, il l’établit en dehors des limites de la communauté vraie et modifie la 3e proposition : même celui qui n’appartient pas à l’institution religieuse peut être habité par l’esprit saint et disposer son âme au salut10.
Le pluralisme, lui, est l’attitude qui veut garantir à tout homme, en tout temps, en tout lieu, la possibilité d’être sauvé. Or, comme il tient en même temps à la 3e proposition sur l’institution sociale du salut, il est amené à refuser la 2e proposition et accepter une pluralité de voies de salut, soit parce qu’il y a un fondement commun aux différentes voies (pluralisme libéral), soit parce que les saluts sont pluriels et les voies en conséquence incommensurables (pluralisme post-libéral).
Transcription de la théologie des religions en islam
L’avantage de cette systématicité est qu’elle permet d’appliquer la réflexion à l’ensemble des communautés de croyance. Nous voulons l’appliquer ici à la théologie islamique dans laquelle on retrouve grosso modo la même structure de pensée.
Concernant la première position, si l’exclusivisme ecclésiocentrisme (« en dehors de l’Église, nul salut »), peut sembler avoir peu d’équivalent dans une tradition à l’organisation ecclésiastique plutôt lâche, le débat autour de l’exclusivisme surgit en réalité en islam dès que la vérité religieuse est ramenée à la confession du caractère prophétique de Muḥammad. On peut parler à cet endroit d’un coranocentrisme (« hors de l’islam point de salut »11) rejetant l’humanité précédant la révélation mecquoise dans ahl al-ǧāhiliyya.
On retrouve aussi un inclusivisme clair, fondé sur l’ambiguïté du terme muslim, nom propre de la communauté musulmane ou nom commun désignant l’attitude de soumission au Créateur. C’est que le coranocentrisme a rapidement fait débat et s’est posée la question du statut des hunafāʾ d’une part, pensés comme monothéistes originaires12, de Ahl al-Kitāb d’autre part, compris comme les communautés prophétiques confessant l’existence du Créateur13. La reconnaissance des ḥunafāʾ est celle, dans la falsafa, de la possibilité de suivre la voie du salut par le seul règlement de sa raison. On la trouve évoquée par les Rasāʾil Iḫwān al-Ṣafā :
Quant à ces mêmes sages qui parlaient de la science de l’âme avant la révélation du Coran, des Évangiles et de la Torah, ils poursuivaient la science de l’âme avec les ressorts de leur cœur et réfléchissaient à sa substance grâce aux seuls résultats que fournit leur raison.
Les Rasāʾil constituent cependant les philosophes en communauté (ahl) suivant les livres des sages et parlent alors, à côté du culte légal (al-ʿibāda al-šarʿiyya), du culte philosophique (al-ʿibāda al-falsafiyya)14. Les falāsifa y forment donc une communauté de croyance comparable aux communautés religieuses et non des figures individuelles vertueuses. C’est donc plutôt dans le roman philosophique d’Ibn Ṭufayl (m. 581/1185), Ḥayy b. Yaqẓān qu’il convient de trouver l’emblème de cet adorateur rationnel : l’autodidacte induit de l’observation de la nature et de l’exercice de sa raison la connaissance droite de Dieu et en déduit le culte adéquat15. Cette exception hors de l’histoire culturelle que constitue la figure de Ḥayy représentant le personnage du sage apporte une extériorité compatible avec le message coranique. Citons le récit :
[Aṯāl] lui parla de son île, des gens qui s’y trouvaient, de leur manière de vivre avant d’avoir reçu leur religion, et depuis qu’ils l’avaient reçue. Il lui relata toutes les descriptions tracées par la Loi religieuse […]. Ḥayy ben Yaqẓân comprit tout cela, et n’y vit rien qui fut en opposition avec ce qu’il avait contemplé dans sa station sublime.
Cet inclusivisme islamique dérive de ce qu’on peut appeler un angélocentrisme, ou un pneumocentrisme pour reprendre le terme consacré, dans le sens d’un accès à l’inspiration divine. Le sage est, dans la falsafa, celui qui atteint une intuition intellectuelle des vérités premières, par induction à partir de la nature, là où le musulman l’atteint par approfondissement du texte sacré.
Quant à la reconnaissance de Ahl al-Kitāb, la question s’est posée en termes de prophétie : quel est le statut des autres prophéties reconnues par le Coran sachant que celui-ci à la fois les reconnaît et en même temps prétend être le sceau des prophéties17 ? Mais si elle a pu donner lieu à des degrés plus ou moins timides de pluralisme avec le statut légal des ḏimmī-s, elle est restée dans l’horizon du modèle exclusiviste du remplacement.
Quant au pluralisme, il est bien permis par ce que Knitter appelle « the mystical bridge ». L’expérience intime de Dieu est reconnue avoir une certaine universalité chez des auteurs proches du panthéisme comme Ibn ʿArabī : « Le monde de la Nature : des formes dans un miroir unique... Non ! Plutôt une forme unique dans des miroirs multiples. Il n’y a que perplexité à cause de la division des perspectives18. » Il importe de comprendre que la pluralité des perspectives ne contredit pas l’unité de l’objet.
La question du pluralisme se retrouve au sein même des sectes de l’islam. En effet, l’hérésiographie, réflexion sur al-firaq al-nāǧiya, est la confrontation au fait de la pluralité et à l’exigence d’unité. Elle se fonde sur le ḥadīṯ dit des 73 sectes dont nous tenons à restituer les différentes versions :
1. Le prophète, qu’il reçoive les prières à Dieu et le salut, a dit : Les Juifs se sont scindés en soixante-et-onze sectes (firqa), ma nation s’est scindée en soixantetreize sectes (3991).
2. Le prophète, qu’il reçoive les prières à Dieu et le salut, a dit : Les Juifs se sont scindés en soixante-et-onze sectes, l’une [ira] au paradis, soixante-dix en enfer ; les Chrétiens se sont scindés en soixante-douze sectes, soixante-et-onze [iront] en enfer, une au paradis ; et celle qui est de la main de Muḥammad lui-même, ma nation se divise en soixante-treize sectes, l’une [ira] au paradis, soixante douze en enfer (3992).
3. Le prophète, qu’il reçoive les prières à Dieu et le salut, a dit : Les fils d’Israël se sont divisés en soixante-et-onze secte, ma nation se divisera en soixante douze sectes, toutes [iront] en enfer sauf une, il s’agit de la communauté (ǧamāʿa) (3993).
a. Il a été établi dans une tradition valide que le Prophète, qu’il reçoive les prières à Dieu et le salut, dit : Les Juifs se sont divisés en soixante-et-onze ou douze sectes ; les Chrétiens en soixante-et-onze ou douze sectes ; ma nation se divise en soixante-treize sectes (4598).
b. Le prophète, qu’il reçoive les prières à Dieu et le salut, a dit : Avant vous, les gens du Livre se sont scindés en soixante-douze églises (milla), et cette église se divisera en soixante-treize, soixante-douze [iront] en enfer, une au paradis, il s’agit de la communauté (4599). [19]
La deuxième version d’Ibn Māǧa (2.), rarement retenue, offre un pluralisme interreligieux notable tout en maintenant un exclusivisme clair au niveau intra-religieux. Le ḥadīṯ constitue un normativisme sévère défenseur de l’idée d’orthodoxie dont différents courants ont essayé de s’extraire. C’est le cas des bāṭiniyyīn. Walker rapporte une interprétation originale de ce ḥadīṯ tirée du Kitāb al-šaǧara du dāʿī Abū Tammām alḪurāsānī :
No doubt exists that for each of these sects there was a chief or a dāʿī who called the people for his particular point-of-view or belief. These are the shayāṭīn… After the Messenger departed from this world, the ahl al-ẓāhir (‘adherents of the External World’) split into seventy-two sects, while the ahl al-bāṭin remained as they were, no dissension occurring among them nor animosities and doubt as happened among the ahl al-ẓāhir, who curse one another and separate into opposing groups. [20]
L’unité de ahl al-bāṭin n’est pas à comprendre comme celle de la communauté šīʿite, car l’ouvrage porte justement sur ses divisions, mais comme l’unité de ceux qui, dans toute communauté, ont su s’extraire du sectarisme par la recherche d’un sens caché, sens caché que prend en charge véritablement la communauté ismaélienne. On est donc dans un cas clair d’inclusivisme.
A circulé par ailleurs une autre version de ce ḥadīṯ ouvrant à un pluralisme interne à l’islam : « Ma communauté se divisera en plus de soixante-dix sectes (firaq), toutes iront au paradis, sauf celle des zindīqs (kulluhum fī al-ǧannati illa al-zanādiqa), qui sera effectivement une secte21. » L’exclusivisme du ḥadīṯ s’inverse en pluralisme quasi exhaustif, même si la promesse d’être al-firqa al-nāǧiya unique laisse planer la menace sur chacun d’être firqat al-zanādiqa. Nous allons voir que les Rasāʾil Iḫwān al-Ṣafā en offrent une autre interprétation différente, insistant sur l’identité de cette secte sauvée, al-ǧamāʿa.
La conception sotériologique des Rasāʾil Iḫwān al-Ṣafā
Peut-on réduire la thèse des Rasāʾil Iḫwān al-Ṣafā à un pluralisme ?
Les Rasāʾil Iḫwān al-Ṣafā, encyclopédie des sciences philosophiques que nous datons de la fin du IIIe/IXe siècle22 s’inscrit, à première vue, dans une position pluraliste. En effet, elles traitent toujours des religions et des prophètes au pluriel23, utilisent le terme muslim majoritairement comme nom commun synonyme de ḥanīf et désignant la soumission au Créateur24. Ce pluralisme est un clair théocentrisme. Ainsi, dans la fable des animaux, au rossignol qui affirme l’unité religieuse du règne animal, le persan représentant des hommes justifie la pluralité religieuse :
Nous aussi sommes comme cela [croyants soumis (muslimūn) monothéistes], notre Seigneur est unique, notre Dieu, notre Créateur, notre Dispensateur est un, Celui qui nous donne la vie et qui nous donne la mort est un, il n’a pas d’associé.
Le roi demande alors : Pourquoi divergez-vous dans les opinions, les doctrines et les religions si le Seigneur est unique ?
Il dit : C’est que les religions, les opinions et les doctrines sont toutes des chemins, des voies, des alcôves indiquant la prière et des moyens intermédiaires, mais le but est unique. Vers quelque direction où l’on se tourne, se trouve la face de Dieu.
Le représentant des hommes prétend à la piété des hommes égale à celle des animaux. Mais chez l’homme, cette prétention universelle est confrontée à la pluralité des cultes. Le roi des djinns demande ensuite l’origine de telles divergences. Le persan se contente d’innocenter la religion et revient à la tradition persane de la distinction entre religion et royauté25. Une explication plus précise est donnée en différents endroits et remonte à la diversité des peuples qui requièrent alors des prescriptions spécifiques :
La divergence concernant les voies qui y mènent est due à la différence de natures et aux conditions changeantes dans lesquelles se trouvent les âmes.
En raison de cela, les contenus des Lois divergent, ainsi que les traditions religieuses et les exigences des commandements, tout comme diffèrent les médicaments des médecins et leurs remèdes relativement aux différentes maladies, souffrances et douleurs qui arrivent aux corps, et relativement aux différentes époques et contrées.
Pour donner un autre modèle aux divergences entre traditions religieuses prophétiques et philosophiques dans leur ensemble, et aussi les diverses exigences légales, tandis que le but est unique, il faut comparer cela aux différences entre les saintes routes qui mènent au sanctuaire de la maison de Dieu : leurs intersections se font face relativement aux emplacements des pays, des stations et postes partant de la demeure divine vers l’est, l’ouest, le sud ou le nord, conformément à ce que nous avons exposé dans l’épître sur la géographie.
La pluralité des cultes est fondée sur la pluralité des hommes, les hommes étant différents, les cultes ne peuvent être similaires. La diversité renvoie ici à celle des sujets sans nier l’unité de l’objet. La preuve est qu’il n’existe pour chaque nation qu’un seul qui lui soit adéquat. Il convient donc de parler ici de distributivisme, d’une seule voie adéquate, mais différente pour chaque nation. La thèse est illustrée par deux comparaisons qui font l’objet de nombreux développements tout au long des Rasāʾil : celle des traitements médicaux26, et celle des routes27. Ce pluralisme s’étend à la Création toute entière, puisque chaque règne du monde de la génération rend, à sa façon, un culte au Créateur. La fonction adoratrice du monde : « Le monde, pris dans son entièreté, à l’instar d’un seul homme, se soumet au créateur » Épître récapitulative, p. 354, se réalise différemment suivant le degré d’organisation de la matière. C’est ce qui transparaît de l’interprétation que font les Rasāʾil du verset « l’étoile et l’arbre se prosternent » (Coran LV, 6) :
Sache, frère, que l’homme qui néglige l’adoration [de Dieu], absorbé par sa rébellion, est plus vil que l’animal, plus vil que la plante, plus vil que le minéral, revenu au plus bas des niveaux inférieurs. Car les substances minérales accueillent la forme et lui ne le fait pas ; l’arbre se courbe et se prosterne pour son Seigneur, et lui ne se prosterne pas ; l’animal obéit à l’homme et lui n’obéit pas à son Seigneur et ne lui reconnaît pas même l’existence
La voie minérale de la soumission à Dieu est l’accueil de la forme, la voie végétale est la prosternation, la voie animale est l’obéissance et le service de l’homme, la voie humaine est l’adoration proprement dite dans la louange et la prière. Il s’agit donc d’une conception hiérarchisée de l’adoration. Les différentes voies sont ordonnées dans une succession et non simplement parallèles. La pluralité des voies n’implique pas un pluralisme. Et c’est ce qui apparaît d’une étude plus approfondie des voies humaines.
Peut-on réduire la thèse des Rasāʾil Iḫwān al-Ṣafā à un mutualisme ?
La prise en compte de la pluralité des communautés de croyance n’implique pourtant pas un pluralisme. Le caractère régional des religions n’implique pas leur régionalisation et leur enfermement dans un pré carré local ou dans des perspectives isolées les unes des autres29. Ainsi, nous avons aperçu que les Rasāʾil distinguent deux grands types de cultes : le culte légal (al-ʿibāda al-šarʿiyya) hérité des prophètes qui l’ont reçu par révélation, et le culte philosophique (al-ʿibāda al-falsafiyya) hérité des sages anciens qui l’ont élaboré par examen de la nature et en vertu de la pureté de leur âme. On peut certes trouver ces deux voies indépendantes. La voie philosophique du salut existait chez les Anciens d’avant les trois grandes révélations, seulement son indication devenait progressivement obscure à la plupart des hommes qui en oublièrent la finalité salvatrice30, comme c’est le cas des contemporains31. Quant à la voie prophétique, les nations qui l’ont reçue sont peu disposées à la philosophie32, se restreignent alors à une représentation poétique sensible, ne peuvent comprendre adéquatement le message des prophètes33, et, sans philosophie, tombent alors soit dans une conception matérialiste du salut34, soit dans le doute et le scepticisme35
Les sciences philosophiques nécessitent la guidance prophétique et la révélation la régulation philosophique. C’est la thèse de l’héritage des prophètes : « Les prophètes, qu’ils aient le salut, sont les ambassadeurs de Dieu Très Haut entre Lui et ses créatures, les savants sont l’héritage des prophètes et les sages sont les meilleurs (afāḍil) des savants » Épître 41, III 38436. Le terme de savant est pris dans l’usage rigoureux de celui qui a la maîtrise des sciences philosophiques et non celui bien lâche du traditionnaliste : « [Les protégés de Dieu et ses serviteurs sains et perspicaces] sont les savants dans les mystères des prophéties, ceux qui sont passés par les propédeutiques (riyaḍiyyāt) philosophiques, forment l’héritage des prophètes et leur art est l’appel vers Dieu et vers la demeure finale » Épître 8, I 375. Les deux voies, prophétique et philosophique, s’ordonnent donc en réalité hiérarchiquement et se complètent dans la recherche du salut.
Il semble qu’on retrouve ainsi ici le modèle mutualiste théorisé par Knitter. Or, Knitter n’entend pas par mutualisme, la dépendance réciproque profitable entre deux espèces comme le fait la biologie, mais la simple comparaison intellectuelle unilatérale avec l’altérité religieuse. C’est là toute la distance qui sépare le mutualisme de Knitter de la doctrine des Frères en Pureté chez qui le salut d’une communauté ne peut plus être pensé hors de celui des autres.
Le complémentarisme des Frères en Pureté
Les Épîtres des Frères en Pureté partagent avec la pensée pluraliste une conscience aigüe de la diversité37. Celle-ci se fonde sur le principe d’individuation qui implique une ontologie du singulier :
Nous disons qu’il n’y a aucune montagne, ni mer ni terre ni île ni fleuve ni région ni pays sur Terre, qu’il soit grand ou petit, apparent ou caché qui n’ait une ou de nombreuses propriétés qui lui soient propres à l’exclusion des autres. Parmi les propriétés de chaque pays et de chaque région, il y a le fait qu’y sont engendrés un ou de multiples spécimens de substances minérales, de plantes qui poussent ou d’espèces animales qui naissent et qui n’existent pas dans d’autres pays ni dans d’autres régions, n’y poussent pas, ni naissent pas. Par exemple, l’éléphant ne naît que dans les îles de la mer du sud, sous le tropique du capricorne, la girafe ne naît que dans les contrées éthiopiennes […]
Il peut être étonnant de voir traité l’éléphant bien individualisé sur le même plan que l’unité plus floue de la montagne ou de la région, mais c’est que toute individualité est elle-même, dans les Rasāʾil, une diversité, « un ensemble regroupé de choses diverses ou composé de nombreuses parties, singulières et distinctes des autres êtres » Épître 14, I 430. Les Rasāʾil constituent une « pensée de la totalité38», c’est-à-dire que cette diversité ne vaut que dans l’unité qu’elle produit et qui la conserve. Le souci est celui du tout et non des parties. C’est ce qu’exprime à merveille l’épître 22, d’abord dans la bouche de la vipère qui expose à la cigale l’utilité des animaux rampants malgré leur réputation de nocivité. La cigale demande plus d’explication :
La vipère répondit : Bien sûr. Dieu, que ses louanges soient magnifiées, inventa ce qu’il a créé et le forma par sa propre puissance, il ordonna les choses par sa propre volonté, puis il fit subsister les créatures les unes par les autres, les érigeant en causes et principes [les unes des autres], de telle sorte qu’il vit que cela était en accord avec la perfection de la sagesse, le bien du tout et l’utilité générale.
On retrouve ce souci de l’ordre cosmique dans la bouche du persan : « Et dans l’ensemble, le monde subsiste (qiwām) grâce à nous et en vertu de notre existence si c’est bien assurément cet ensemble de métiers que nous avons évoqués et les différences entre les individus qui sont la cause de la subsistance (qiwām) du monde et de sa pérennité (baqāʾ) » Épître 22, II 338.
Qu’il s’agisse de la pluralité des espèces animales ou de la pluralité des corporations humaines, cette pluralité doit être pensée au service du tout, elle s’inscrit dans une économie du tout, cosmique d’une part et globale d’autre part39, une pensée de la totalité dont chaque partie ne peut être pensée indépendante des autres. On n’est résolument plus dans un modèle pluraliste. La pluralité des voies pensée au service de l’ordre du tout, c’est ce qui caractérise une pensée organique, qu’on peut appeler aussi un complémentarisme40.
Le complémentarisme doctrinal
C’est que la doctrine des Frères en Pureté ne se satisfait pas d’une guérison partielle de l’humanité, et la route du salut est bien plus longue que celle que trace une religion particulière. Les religions et doctrines ont certes chacune raison distributivement, mais elles n’ont raison que partiellement.
Il convient, pour comprendre cela, d’en revenir au cœur du système des Rasāʾil. Encyclopédie des sciences philosophiques, nous les lisons comme le premier effort de totalisation du réel, des savoirs positifs et des communautés humaines. L’outil logique qui permet d’unir le divers est fourni par les notions mathématiques fondamentales, et en premier lieu l’idée de suite arithmétique. La doctrine élaborée est alors surnommée pythagoricienne, non pas tant par référence à une école historique qu’en vertu de cet arithmétisme. Au niveau ontologique, les Rasāʾil conçoivent la création comme une émanation continue des êtres par le Dieu créateur assimilé à l’un véritable, émanation pensée sur le mode du développement de la suite à partir de l’un41. Cette considération du réel en termes de suite diffère de l’arithmétisme kindien pensé en termes de nombres. Il ne s’agit plus seulement d’attribuer à chaque doctrine métaphysique un nombre particulier pour revenir au monothéisme qu’elle présuppose et outrepasse exagérément comme cela avait lieu chez al-Kindī42, mais il s’agit de penser le concept qui englobe et conserve tous les nombres.
« Sache frère, que Dieu te vienne en aide et nous soutienne de son esprit divin, que les philosophes, les savants et les sages ont entrepris des recherches sur les principes des êtres à partir des fondements des [seuls] êtres générés. Mais chacun des groupes a conçu (sanaḥa) les choses différemment des autres. Ainsi, un groupe venu du manichéisme (ṯanawiyya) a conçu les choses selon la dualité (muṯanawiyya), un groupe venu du christianisme selon la Trinité, un groupe de naturalistes selon la quadrité, […] un groupe de corporalistes (ǧirmiyya) selon la quintité, un groupe venu d’ailleurs selon la sénarité, un autre selon la septenarité, le groupe d’autres venus de la musique selon l’octonarité, un autre groupe venu d’Inde selon la nonarité.
Mais chaque communauté exagérait (aṭnabat) dans l’exposition de ce qu’elle avait conçu, s’y attachait (šaġafat) et en négligeait ce qui ne s’y réduit pas. Quant aux sages pythagoriciens, ils rendirent à chacun ce qui lui était dû (fa-ʿṭū kulla ḏī ḥaqqin ḥaqqahu), en disant : les êtres existent relativement à la nature des nombres, ainsi que nous l’exposerons en partie dans cette épître. Et cette doctrine est celle de nos Frères, que Dieu les soutienne »
Épître 33, III 19943.
Il faut entendre ici philosophes au sens de ceux qui font l’effort de comprendre la nature par le moyen de leur entendement. Mais le contexte culturel, et en particulier religieux, est déterminant : il oriente vers un nombre de principes organisant le réel. Ainsi, la sacralisation chrétienne sur la Trinité oriente les philosophes chrétiens vers la recherche des réalités trinitaires, la sacralisation ismaélienne du sept oriente les philosophes ismaéliens vers la recherche des réalités septénaires, etc. Chaque groupe a alors découvert une partie de la vérité, et seul celui qui les réunit tous accède à la vérité toute entière. C’est ce que fait le pythagorisme, rendant à chacun ce qui lui était dû, selon une expression reprise au monde du ḥadīṯ44. Il ne parvient à la vérité toute entière que parce qu’il emprunte la voie propre de toutes les doctrines, celles de l’unité, de la dualité, de la Trinité, etc. Nous appelons complémentarisme cette doctrine baptisée par les Frères en Pureté du nom de pythagorisme, car chaque doctrine complète à son rang propre les autres doctrines métaphysiques. Ainsi, la septinarité des Ismaéliens est adéquate pour penser les sept causes de l’action humaine, la quadrité des Aristotéliciens pour penser les quatre causes de l’action naturelle, la dualité des Manichéens les deux causes de l’action spirituelle et l’unité des monothéistes l’action spirituelle45.
La conséquence morale pour le savant est son ouverture à toutes les doctrines.
« Et en résumé, il convient que nos frères, que Dieu Très Haut leur vienne en aide, n’écartent aucune des sciences ni ne repoussent aucun livre ni ne se braquent (yataʿaṣṣabū) sur aucune des doctrines existantes. Car notre point de vue et notre doctrine englobent toutes les doctrines, regroupent toutes les sciences, pour la raison qu’ils consistent en l’étude de l’ensemble des êtres sans exception, sensibles et intelligibles, du premier au dernier, apparent ou intérieur, manifeste ou caché, selon la vérité dans la mesure où tous dérivent d’un seul principe, d’une seule cause, d’un seul monde, d’une seule âme qui en englobe les différentes substances, les genres divergents, les espèces variées et les parties variables »
Épître 45, IV 41-42
L’obligation faite d’aborder toutes les sciences n’est pas une simple exigence de diversité, l’invitation à un papillonnage dans les différentes traditions intellectuelles, mais l’initiation d’une étude ordonnée du réel qui amène à passer par tous les savoirs positifs et toutes les doctrines métaphysiques.
Le complémentarisme politique
On retrouve logiquement le même complémentarisme au niveau politique. La conscience de la finitude individuelle constitue d’abord une condition de l’organisation politique : « Les hommes, eux, se sont rassemblés dans les villes et les villages et s’y sont agglutinés en raison de leur besoin pressant les uns des autres, car l’homme ne peut vivre seul à moins de vivre misérable » Épître 40, III 375. L’homme complet n’est que l’homme collectif, l’individu n’est qu’un aveugle ou un cul-de-jatte, comme l’illustre la parabole46, qui requiert son congénère pour former un organisme complet collectif. La finitude individuelle est au fondement de la constitution de la cité, et elle est également au fondement de l’organisation du savoir :
« Puis sache que les disparités entre les hommes quant au niveau de leur intellect ont plusieurs causes et divers motifs. L’une de ces causes est la quantité des vertus des intellects et des qualités des hommes de raison, quantité dont nul ne peut recenser le nombre si ce n’est Dieu Très Haut. Et il est impossible que ces vertus soient rassemblées dans un seul individu, [mais elles sont] dispensées avec parcimonie ainsi que nous l’avons montré, empêchant une âme unique de s’exercer à l’ensemble des types de sciences, du fait aussi de la brièveté de la vie et des obstacles auxquels on y est confrontés. [Et nous avons montré aussi] que la totalité des sciences est un objet qui concerne les facultés de l’ensemble des hommes, et que la totalité des arts et un objet qui concerne les facultés de l’ensemble des artisans. Mais il faut que l’homme choisisse le plus important, le plus noble et le meilleur. Car les hommes de raison sont les meilleurs des hommes, et l’homme le meilleur des animaux, les animaux plus nobles que les végétaux, les végétaux [ont la primauté] sur les éléments et la moelle de leurs composants naturels. L’homme est une forme qui résume toutes les formes animales et s’y trouve rassemblé un mélange de facultés végétales, de propriétés minérales et les composants élémentaires et l’ensemble de ce qui en est engendré. Or, tout ceci ne peut être rassemblé dans une seule personne, ces formes ont donc été réparties dans l’ensemble des personnes, plus ou moins, afin d’en construire l’ici-bas ».
Épître 42, III 425-426
Après avoir énuméré cinq autres causes de disparité, le texte confirme la conséquence politique : « Il n’est pas possible que ces qualités [intellectuelles] soient réunies chez une seule personne en abondance, tout comme nous avons montré l’impossibilité pour une seule âme de s’exercer à l’ensemble des sortes de sciences » Épître 42, III 426-427. Cette finitude individuelle détermine en outre le régime de commandement politique. Or, qu’il soit prophète ou imam, le monde islamique est hanté par la figure du chef unique, dépositaire de la loi divine. Il faut donc réussir à penser l’alternative. L’épître 45 suggère ainsi de sortir de cette vision unitaire : « Toute chose ne s’accomplit pas dans l’unité, mais peut requérir un grand nombre, en particulier ce qui concerne la loi. Le minimum requis y est de quarante qualités réunies dans un seul individu ou de quarante individus réunis dans l’affection de leur cœur » Épître 45, IV 6047
L’alternative est posée. L’épître 47 va plus loin et l’historialise :
« Sache frère que si ces [quarante-six] qualités [qui accomplissent la personnalité prophétique] se trouvaient bien rassemblées dans un individu de la race humaine, à une certaine occurrence des conjonctions astronomiques, à un moment précis du temps, cette personne était l’envoyé (al-mabʿūṯ), le maître du temps et le meneur des hommes, tant qu’il était vivant (mā dāma ḥayyan). Mais s’il fit parvenir le Message divin, conduisit à la probité et conseilla la nation, transcrivit la révélation, en écrivit l’exégèse, établit la loi religieuse, en explicita la méthode, instaura la tradition et réunit l’ensemble de la nation, il en vint cependant à mourir et son temps s’acheva.
Ces facultés restèrent alors dans sa nation en guise de legs. Si [toutes] ou la plupart des facultés se retrouvaient chez l’un d’eux, alors il était celui qui était approprié à en prendre la succession dans la nation après son décès. Mais si on ne s’accordait pas sur le regroupement des facultés chez un seul mais qu’elles étaient dispersées dans la communauté, ce groupe se rassemblait autour d’un avis et ils unissaient leurs cœurs dans un amour réciproque et coopéraient à la victoire de la religion, à la conservation de la Loi, à l’établissement de la tradition et la conduction de la nation dans la voie de la religion. Leur État se perpétuait alors pour les affaires du monde, ce qui les ouvrait à l’au-delà.
Mais si cette nation se divisait à la mort de son prophète et divergeait sur la voie religieuse à suivre, toute leur affection se dispersait, le commandement pour l’au-delà s’y dégradait et leur État prenait fin… »
Épître 47, IV 125
L’existence d’un individu possédant seul les quarante-six qualités nécessaires à l’instauration de la Loi suppose une conjonction astronomique exceptionnelle, d’où la rareté des prophètes. Il faut entre les cycles prophétiques gérer la cité des hommes. La solution réside alors dans la réunion des hommes possédant chacun une des qualités nécessaires. Le schème historique donné est construit bien entendu sur la succession du prophète Muḥammad. L’épître 50 le fait plus explicitement48, mais n’en efface pas les ambiguïtés : il est consenti qu’ont succédé au prophète quatre califes possédant les qualités exigées, mais ensuite, deux modèles s’opposent, celui de l’iǧmāʿ des compagnons bien dirigés (ṣaḥāba) et celui de la division entre factions. Les Rasāʾil constatent le fait regrettable de la guerre fratricide et de la dispute doctrinale49. Ces conflits sont estimés avoir provoqué « la disparition des Frères en Pureté » Épître 50, IV 269. C’est alors leur régime qu’il s’agit de rétablir. L’alternative à la guerre civile est bien l’iǧmāʿ des hommes de vertu :
« Soyons donc résolus à chercher le bien de la religion et de la vie mondaine, allons, regroupons-nous dans la communauté de frères vertueux et suivons le modèle de la tradition de la Loi dans la sincérité des actions, la clarté du conseil et la pureté de la fraternité. »
Épître 47, IV 126.
L’épître recense alors les vertus et facultés qu’il va falloir réunir pour constituer cette direction de la cité en collège de savants. À l’issue de ce recensement, la conclusion est la même, mais le ton n’est plus à la nostalgie de l’homme providentiel mais à l’assurance en ce nouveau modèle politique :
« Sache que les hommes de raison et de bien, si l’on ajoute à leur raison la faculté d’instituer les lois, ils n’ont pas besoin d’un chef qui les dirige, leur impose des devoirs et interdits, les réprimande et les juge, car la raison et la faculté d’instaurer les lois tiennent place du chef-imam. Joins-toi donc à nous pour que nous nous réglions sur une tradition légale et que nous l’instaurions en imam pour nous dans ce que nous avons décidé, et Dieu y consent car il est bienveillant et bienfaisant » Épître 47, IV 137
L’appel à devenir un Frère en Pureté est l’invitation à établir un nouveau type de direction politique, à incarner al-raʾīs al-imām, chef suprême nécessairement absent, en vertu de l’impossibilité même pour un individu de posséder les vertus requises par la fonction. Les Rasāʾil donnent à l’expression d’inspiration coranique (Coran XXXVIII, 26), ḫalīfat Allāh fī al-arḍ, un sens à la fois anthropologique et politique : c’est l’espèce humaine qui hérite du pouvoir divin50, mais c’est l’espèce humaine réunie dans sa diversité en instance politique.
Le complémentarisme sotériologique
Nous en arrivons enfin à notre objet en propre, la doctrine du salut.
« Sache frère généreux et compatissant, que Dieu te vienne en aide et nous soutienne de son souffle divin, qu’aucune communauté (ǧamāʿa) ne s’assemble dans l’entraide par un conseil mutuel pour tout ce qui concerne l’ici-bas et l’audelà plus fort que l’entraide des Frères en Pureté. Et il faut que tu saches que la cause qui rassemble les Frères en Pureté est que chacun considère et sait qu’il n’accomplit (yatimmu) pas le bien qu’il souhaite dans la survie ici-bas ni n’achève (nayl) la victoire et le salut dans l’au-delà que par le soutien de chacun d’eux à son ami. »
Épître 48, IV 170
Ne séparant pas religion et politique, les Rasāʾil posent en toute logique la même doctrine complémentariste au niveau sotériologique. Deux textes importants exposent cette affirmation. Le premier est tiré de l’épître 2 :
« Sache mon frère – que Dieu te soutienne et nous aide de son souffle divin qu’un homme n’a pas la puissance de vivre seul si ce n’est misérablement, car il a besoin pour bien vivre de la maîtrise des différents arts, ce à quoi l’individu seul ne peut parvenir, en raison de la brièveté de sa vie et de la multiplicité des arts. C’est ainsi que de nombreux hommes se sont rassemblés dans les villes et les villages afin de s’entraider. Il a fallu la Sagesse divine et la Providence pour qu’un groupe maîtrise les arts, un le commerce, un autre la construction, un autre l’administration de la cité, un autre encore les sciences et leur enseignement, un autre enfin le service de l’ensemble et le travail à satisfaire leurs besoins. Ils sont tous ainsi comme les fils d’un père unique dans une maison unique s’entraidant au nom de la vie en commun, chacun à sa façon propre.
La balance (kayl), les poids, les prix et les salaires sur lesquels ils s’accordent constituent une sagesse et un principe de gouvernement qui les incite à l’effort dans leur travail, leur production et leur entraide, afin que chaque homme mérite un salaire conforme à son effort dans le travail et son dynamisme dans l’art.
Sache frère – que Dieu te soutienne et nous aide de son souffle divin – qu’il faut que tu te convainques que tu ne peux pas parvenir seul au salut dans l’épreuve que constitue ce monde et ses fléaux en raison des crimes qu’a commis notre père Adam – qu’il soit sauvé – et que tu as besoin pour ton salut et ta délivrance de ce monde qui est l’univers de la génération et de la corruption, des châtiments infernaux et de l’entourage des démons et des suppôts d’Iblīs, pour ton ascension vers le monde des sphères et de la voûte céleste, ta résidence dans les hauteurs et dans l’entourage des anges proches du Clément, du soutien de tes frères de bon conseil, de tes amis vertueux envers toi qui voient avec le regard de la foi, qui sont savants de ce qui peut te permettre de connaître la voie vers l’au-delà et comment y parvenir, et comment se sauver du pétrin dans lequel les crimes de notre père Adam – qu’il soit sauvé – nous a tous plongés.
Considère ainsi l’aventure de la colombe à collier évoquée dans le livre Kalīla et Dimna et de son salut du filet pour que tu saches enfin la vérité de notre propos. Car sache que les sages lorsqu’ils prennent un exemple dans les choses du monde, leur objectif vise en réalité les choses de l’au-delà et leur signalement en se servant d’exemples qui atteignent les raisons des hommes quel que soit leur lieu et leur temps. »
Épître 2, I 99-100
On pourrait s’étonner de trouver un tel texte au milieu de l’épître consacrée à la géométrie. C’est qu’il faut comprendre que, dans le système des Rasāʾil, la géométrie est à la sotériologie ce que l’arithmétique est à la théologie : le principe logique. Elle est « l’une des portes d’accès (aḥad al-abwāb allatī tūʾaddī) à la connaissance de la substance de l’âme qui est la racine des sciences, le matériau de la sagesse et l’origine des arts théoriques et religieux tous compris » Épître 2, I 101. L’épître récapitulative expose clairement cette fonction d’ascension spirituelle de la géométrie :
« Le but y est la guidance depuis les sensibles vers les intelligibles, depuis les corporels naturels et composés vers les spirituels, de ce qui est fait de matière vers ce qui en est abstrait, et la [compréhension] des [êtres] simples, de la façon de s’y unir, de s’élever jusqu’à eux, d’entreprendre une ascension à leur destination, de s’adjoindre à leur monde qui ne contient ni reproduction ni ajout »
Épître récapitulative, p. 93
On comprend alors pourquoi ce texte se situe justement à la transition entre la géométrie sensible, qui étudie les figures dans la matière, et la géométrie rationnelle qui étudie les figures existant dans l’âme seule, abstraites de la matière. Cette dualité des figures géométriques anticipe la dualité de la situation de l’âme, incarnée puis séparée de la matière.
Le texte lui-même, après avoir posé le principe général du complémentarisme, l’applique au niveau de l’économie politique avec la détermination du prix des choses51. Puis il l’applique au niveau religieux et définit qui sont les frères aptes à se soutenir en vue du salut éternel. Enfin, il renvoie à la fable d’Ibn al-Muqaffaʿ pour éclairer ce dernier propos. Car, en effet, la fable, dont l’objet est précisément d’illustrer ce que sont les « Frères en Pureté52 », constitue l’image adéquate à l’idée de complémentarisme. Elle commence par raconter que des colombes sont prises au piège d’un chasseur et s’agitent en vain pour se dégager du filet jusqu’à ce que la colombe à collier s’adresse à elles :
« L’âme (nafs) de chacun d’entre vous n’importe pas plus que celle de son ami. Entraidons-nous, ainsi peut-être nous partirons à la voile avec ce filet et nous nous sauverons mutuellement53. »
C’est la fratrie qui prend son envol, fratrie à l’unité non réductible à la somme des parties, qui prend conscience de ne former qu’un seul être (le groupe pris dans le filet). Les différentes colombes à l’unisson ne produisent alors plus qu’un seul grand battement d’ailes, celui d’un organisme collectif aux organes liés par le filet dont les âmes s’accordent pour fuir la menace du chasseur. La fraternité prend bien ici un sens politique, puisqu’il s’agit de former un corps collectif dont la tête est le noble guide, et il n’y a pas d’émancipation du corps politique sans élévation spirituelle54. La mutation du corps individuel en corps collectif se fait par la purification qui annule l’individualisme de chacun et produit l’élévation dans les airs qui sera dans les Rasāʾil arrachement à la « mer de la matérialité » et accès au monde spirituel.
Si la première partie de la fable porte sur la fraternité des semblables, les colombes prises au filet, la fraternité est confrontée ensuite au problème de la différence, puisque ce sont la colombe à collier, l’antilope, le corbeau, le rat et la tortue qui sont nommés Frères en Pureté et c’est leur alliance qui constitue le véritable miracle de l’amitié. À la fraternité des semblables succède donc celle des contraires. Les colombes ne peuvent s’émanciper seules, elles requièrent l’aide du rat auquel la colombe à collier se présente comme son « amie intime (ḫalīlatuka) ornée d’un collier », terme que reprendront aussi les Rasāʾil surnommant les Frères en Pureté « intimes dans la loyauté (ḫillān alwafāʾ) ». L’aide apportée par le rat qui ronge le filet et libère les colombes provoque l’admiration du corbeau qui désire alors se lier au rat, formant un troisième degré d’amitié, celle des antagonismes.
« Quand j’ai vu ta loyauté envers tes amis, j’ai désiré ta fraternité et je suis venu te la demander. Le rat dit : il n’y a aucun lien possible entre toi et moi. L’homme de raison doit saisir des choses ce qui s’offre à lui et abandonner la recherche de ce qui est impossible sous peine de compter pour ignorant, comme un homme qui voudrait faire voguer son navire sur la plaine ou faire rouler ses chariots sur l’eau. Pour cela, il n’existe aucun moyen. Comment pourrait-il y avoir un moyen de nous lier alors que je suis de chair et que tu es carnassier, je ne suis pour toi que nourriture !
Le corbeau répondit : use de ta raison. Si je te mange, si tu es pour moi un simple plat, je n’y gagne rien. En revanche, que tu demeures, et ton affection me sera agréable (unsan lī). Pense à ce dont tu as fait l’expérience tout au long de ton existence : se peut-il que quelqu’un cède ce qui lui est utile pour une nuisance, et cela en connaissance de cause ? Si je te désire, ce n’est que pour le bien de mon âme. […] Le rat répondit : la pire des adversités est l’adversité par essence qui est de deux sortes. L’une est l’adversité dont les deux sont capables, comme celle du lion et de l’éléphant, car le lion peut tuer l’éléphant et l’éléphant peut tuer le lion. L’autre est la nuisance d’une des parties envers l’autre, comme l’adversité qui existe entre moi et le chat et entre toi et moi, car si je ne puis pas vous nuire, par le malheur écrit par Dieu, en revanche vous le pouvez contre moi. Et il n’y a pas de solution à l’adversité par essence55. »
Mais l’ami devant l’amitié aux amis de ses amis, le rat consent à sortir de son terrier et à se lier avec le corbeau. C’est que si les espèces animales peuvent être antagonistes par essence, l’âme rationnelle est d’une seule sorte, l’amitié des êtres de raison est alors une amitié essentielle. À l’issue de la fable, le roi est satisfait, puisqu’il déclare :
« Tu m’as donné un exemple de frères au cœur pur, solidaires et affectueux (iḫwān al-ṣafā mutaʿāwinīn mutaḥābbīn)56»
L’autorité d’Ibn al-Muqaffaʿ qui lie intimement élévation de l’âme et unification politique des êtres se retrouve dans la fable des animaux dont nous étudierons le sens plus bas.
Avant cela, étudions le second texte exposant directement la thèse du complémentarisme sotériologique. Il se situe dans l’épître 45 sur l’entraide que se doivent les Frères en Pureté.
« C’est ainsi qu’il faut que l’assistance des Frères en Pureté se fasse en vue du bien dans l’ici-bas et dans l’au-delà. L’aide matérielle du frère qui possède les biens envers le frère qui possède la science et le soutien intellectuel du frère possédant la science envers le frère possédant les biens pour le bien de la religion est comme le cas de deux hommes qui firent route commune à travers une terre aride. L’un était voyant mais de faible constitution et avait avec lui un lourd barda de provisions outrepassant ses forces, l’autre était aveugle mais vigoureux et était dépourvu de toute provision. Le voyant prit donc l’aveugle par la main et le conduisit, l’aveugle chargea sur son épaule le barda du voyant. Ils partagèrent ainsi les provisions, accomplirent leur voyage et furent sauvés ensemble. Aucun n’était redevable à l’autre pour son soutien et son salut de l’anéantissement car les deux s’étaient sauvés ensemble grâce au soutien de l’un pour son partenaire »
Épître 45, IV 55.
La parabole illustre bien sûr l’entraide matérielle, mais tout le champ lexical (la terre aride, les provisions, le salut) renvoie en même temps à l’épreuve de l’ici-bas en vue du salut éternel. Il convient de comprendre l’origine de cette fable. Elle provient de la tradition du Pythagorus arabus. Voici notre traduction du récit retrouvé par Gutas57 :
« Il vit deux hommes qui ne manquaient pas de différer l’un de l’autre. Il demanda : qu’est-ce qui les rapproche ? On lui répondit : il n’y a entre eux aucun point commun, pourtant ils se portent une affection sincère (lakinnahumā mutaṣāfiyān). L’un n’est donc pas (lam) pauvre et l’autre riche [répondit Pythagore]58 »
Selon Gutas, Pythagore ne pouvait accepter la différence entre amis, il dénie donc l’existence de cette amitié. C’est qu’il accentue le terme l-m sous la forme de l’interrogatif lima ? Il nous semble plus cohérent d’y voir la négation lam. Nous sommes certes d’accord avec Gutas pour attribuer la dernière réplique à Pythagore mais, dans sa version, l’intervention de Pythagore n’apporte rien, elle ne fait que confirmer l’impossibilité de l’amitié entre gens différents. Dans notre version, le sage résout le problème et le texte se compose alors de trois étapes : le fait exposé de l’amitié des contraires, l’étonnement de la foule face à ce paradoxe et la solution de Pythagore : chacun complète les manques de l’autre, il est donc normal qu’un riche ait pour ami un pauvre.
Maintenant, que nous apprend cette origine pythagoricienne ? Pythagore est, dans les Rasāʾil, le fondateur des sciences philosophiques59, dont elles disent par ailleurs qu’elles ont été établies pour manifester à l’homme sa destinée spirituelle60. Il est le sage penseur de la voie du salut61. Or, on apprend d’Ibn al-Ṭayyib (434/1043) que « l’amitié était glorifiée dans le parti de Pythagore et ils faisaient de l’amitié un modèle de l’union à Dieu62». Il est difficile de savoir si les variantes arabes, et en particulier les Rasāʾil, sont visées par cette référence aux partisans de Pythagore. Quoi qu’il en soit, l’amitié est bien manifestée comme un concept-clef de leur sotériologie et il s’agit, comme dans première source, celle d’Ibn al-Muqaffaʿ, d’une amitié des contraires élevée en condition nécessaire au salut de l’âme.
C’est donc la fraternité humaine seule qui accède à l’au-delà. Mais comment comprendre cette unité sachant la dispersion d’une part géographique et d’autre part temporelle des hommes ? La première requiert des cellules locales où les Frères en Pureté se rassemblent et explique les appels constants des Rasāʾil au rassemblement de « tous les frères où qu’ils se trouvent (ǧamīʿ iḫwāninā ḥayṯu kānū fī al-bilād) » (27 occurrences)63. La seconde est résolue par la distinction, mise dans la bouche de Socrate, entre les frères vertueux, actuels, et les frères distingués, ceux qui ont vécu dans le passé et qui ont maintenant ressuscité :
« Quant à moi qui vous tenais compagnie, frères vertueux (al-fuḍalāʾ), je m’en vais auprès de frères distingués (alkirām) qui nous ont précédés »
Épître 45, IV 58[64].
Ceux qui ont été sauvés sont désormais ceux qui soutiennent les vivants actuels dans leur quête du salut65.
Critique complémentaire du fanatisme
En conformité avec leur complémentarisme du salut, les Rasāʾil posent deux figures du damné. Il s’agit d’une part de l’athée qui refuse de chercher même le salut66, et d’autre part du fanatique (mutaʿaṣṣib), sujet d’une crispation sur soi qui implique le refus du soutien mutuel avec les autres communautés de croyance. Le fanatisme est figuré dans les Rasāʾil par le personnage du juif, celui du peuple élu67, qui professe :
« Je veux de [Dieu] le bien pour moi et pour ceux qui s’accordent avec moi dans la religion et la doctrine. En revanche, de celui qui ne les partage pas, le sang et les possessions me sont licites, me sont illicites de le rendre victorieux, de lui donner des conseils, et de lui être clément et compatissant »
Épître 9, II 308[68]
Le fanatique n’a pas de salut à espérer, il est le damné lui-même, comme le manifeste le dialogue de l’épître 38 qui met en scène un homme pieux stupéfait d’être damné. Mais sa vie explique tout :
« J’ai vécu dans les bienfaits de Dieu, les cherchant toujours davantage, les désirant sans cesse, avide de les avoir tous entiers, guerrier de la religion de Dieu, ennemi des ennemis de Dieu, combattant s’il le faut »
Épître 38, III 312
Le fidèle loyal à sa communauté et ennemis des autres communautés est damné parce qu’il n’y a pas de salut possible d’une communauté seule. Le salut n’est pas du registre de la victoire.
Analyse de la fable des animaux
Nul ne sera sauvé si toute la création ne l’est
Les Rasāʾil produisent une expression allégorique de leur conception du salut, il s’agit de la célèbre fable des animaux de l’épître 22. Cette fable, véritable allégorie de la caverne du système des Frères en Pureté, doit être comprise à trois niveaux : la question est celle, moderne, de la légitimité de la domination69. Il s’agit explicitement de la domination cosmique de l’homme sur les animaux (plus précisément du bétail bahāʾim), mais elle doit être également transcrite à la relation politique entre l’élite au pouvoir et la masse laborieuse, ainsi qu’à la relation individuelle entre l’esprit et le corps70.
Dans le procès intenté auprès du roi des djinns par l’homme contre le bétail fuyard, c’est l’homme qui a la charge de la preuve. Il doit avancer une qualité qui le distingue dans la création. La réflexion se rattache à la tradition du tasḫīr qui prend sa source dans différents versets coraniques71. Mais c’est surtout al-Ǧāḥīẓ qui théorise la question et légitime cette domination dans la possession exclusive par l’homme de l’intellect72. Cette affirmation fit sûrement l’objet d’une réfutation par ʿĪsā b. al-Warrāq73. On retrouve la réfutation d’abord dans la bouche de Yaʿsūb, le roi des abeilles : l’animal possède lui aussi la science, mais de nature à l’instar de l’abeille possédant la géométrie, puis dans celle du perroquet qui affirme que, chez l’homme, les faibles d’esprits ont leur pensée ruinée par la science et ceux qui la mérite n’y ont pas accès, l’animal, lui, a la science droite par révélation innée74.
De même, à chaque qualité avancée par l’homme pour justifier al-tasḫīr, une famille animale en manifeste la possession. Tout se joue alors sur la question du salut : seule l’immortalité de l’âme humaine lui permet de légitimer sa domination :
« L’homme du Hedjaz dit : Comment peux-tu niveler nos destinées respectives, alors que nous, dans tous les cas, nous demeurons pour l’éternité des temps et l’infinité des cycles ? »
Épître 22, II 374
L’homme a le privilège sur l’animal, en ce qu’il est un ange en puissance75. Il semble bien qu’on soit en présence d’un certain exclusivisme. Si ce n’est pas une secte à l’exclusion des autres, du moins est-ce l’espèce humaine à l’exclusion du reste de la création.
Or, l’affaire est plus complexe car, si c’est la destinée angélique de l’homme qui justifie sa domination, comment peut-il travailler à son salut ? Les Rasāʾil, dans la lignée de la République de Platon76, posent que la domination vise le bien du dominé :
« Quand l’âne eut fini de parler, le bœuf prit la parole et dit : il faut pourtant que celui à qui ont été octroyés avec abondance les dons de Dieu Très Haut lui adresse leurs hymnes de louange et offre charitablement ce qui lui a été donné à qui en a été privé et n’en a reçu aucun bénéfice.
Ne vois-tu pas le Soleil propager partout en abondance sa lumière et comment elle en émane jusque sur les créatures sans parcimonie ? Il en va de même pour la Lune et les astres, de chacun selon sa puissance. Que les hommes suivent cette voie avec ce qu’ils ont reçu des divines qualités et qu’ils soient généreux avec ceux des animaux qui en ont été privés »
Épître 22, II 22277
La doctrine de l’émanation est généralisée : de tout rang d’être dans la hiérarchie cosmique émane un bien sur le rang inférieur. Nous verrons dans l’interprétation noétique de la fable qu’il ne s’agit pas simplement d’un devoir complémentaire aux bienfaits reçus, une sorte de contre-don cosmique, mais que cela appartient au processus même de rédemption de l’homme. Pour le moment, constatons que la possibilité du salut implique pour l’homme l’obligation de donner au reste de la Création l’opportunité de réaliser en acte ses facultés.
Aucune secte ne sera sauvée, si toutes ne le sont pas
Concentrons-nous maintenant sur la personnalité des représentants des hommes afin de comprendre la dimension politique de la fable. Voici comment est présentée la communauté des hommes :
« Quand le sage eut terminé son discours, le roi [des djinns] observa la communauté des hommes. Se tenaient là environ (naḥwa) soixante dix hommes aux compositions physiques, habillements, langues, allure et couleurs différents »
Épître 22, II 278
Ce sont donc environ soixante-dix communautés qui sont représentées, et sept délégués prendront la parole. On a là une évocation claire du ḥadīṯ sur les soixante-treize sectes. L’approximation de la description dans la fable interdit de choisir entre les trois communautés religieuses du ḥadīṯ. Certes, c’est le porte-parole mecquois médinois du Hedjaz qui apporte l’argument décisif de la résurrection, mais celui qui reçoit le jugement du roi des djinns est le représentant de la communauté de toutes les communautés78 :
« C’est alors que se leva le savant expérimenté, plein de son intelligence vertueuse, le clairvoyant, persan par sa généalogie, arabe par sa religion, ḥanafī de doctrine, irakien par ses lettres, hébreux par son expérience, chrétien par sa voie, syrien (šāmī) par son ascèse, grec par ses sciences, indien de vision, soufi de cheminement, angélique (malakī) quant aux mœurs79, seigneurial (rabbānī) dans ses opinions, divin dans sa gnose, éternel. Il dit : par la grâce de Dieu, seigneur des mondes, que ceux qui craignent Dieu prennent garde aux châtiments divins, nulle adversité si ce n’est vis-à-vis des méchants, que Dieu bénisse le sceau des prophètes, et le terme des plus purs, Muhammad et tous les siens »
Épître 22, II 376
Son portrait n’est pas celui d’un Arlequin comme le fait la lecture syncrétique habituelle80 : il n’est pas un peu grec, un peu syriaque, un peu arabe, etc. Il s’agit plutôt de retenir de lui une faculté universelle, une vertu valable absolument : la science, la piété, la rectitude, etc. Seulement chacune de ces vertus ne se réalise empiriquement avec perfection que dans une nation particulière à l’exclusion des autres81. La réconciliation des sages de ces nations permet seule la réunion de ces vertus éparpillées, réunion qui ouvre au salut. On voit alors comment les Rasāʾil interprètent le ḥadīṯ en question : al-ǧamāʾa qui sera sauvée est la communauté des communautés. L’Église est divisée, il n’y a pas de retour à l’unité possible, mais le salut n’adviendra qu’avec l’entraide des différentes sectes.
Une cosmo-sotériologie. L’âme ne sera sauvée que si la matière est réalisée
L’épître 22 annonçait trois niveaux d’interprétation, le troisième se fait en termes de relation psycho-physique. La domination de l’âme sur le corps n’est légitime que parce que l’âme est destinée à mener une vie éternelle séparée du corps périssable. Mais cela n’implique en rien un délaissement de la vie physique. Bien au contraire : le corps est l’instrument de réalisation de l’âme qui ne connaît sa nature que par l’intermédiaire du corps. Nous avons ainsi vu que la connaissance de la géométrie rationnelle qui manifeste la nature séparée de l’âme suppose d’avoir appris la géométrie sensible, usant donc des représentations fournies par le corps sensible. Les Rasāʾil défendent un véritable mutualisme psycho-physique, au sens où la réalisation par l’âme de ses facultés, suppose qu’elle travaille à la réalisation des facultés du corps :
« L’âme gouverne [le corps] en le mouvant, le modelant, l’informant, y inscrivant et le teintant afin que le corps s’accomplisse et que l’âme atteigne par là-même sa perfection en réalisant en acte et de façon apparente et explicite la sagesse et les arts qui relèvent de ses puissances. […] C’est pour cela que l’âme universelle s’est liée au corps universel absolu qui est le tout du monde »
Épître 29, III 3682
Ce mutualisme vaut au niveau individuel puisque les sciences philosophiques, origine de la connaissance du caractère séparé de l’âme, ont leur origine dans les perceptions du corps83, mais il vaut surtout au niveau cosmique. C’est qu’il s’agit de justifier le fait même de l’incarnation : pourquoi l’âme s’unirait-elle à la matière si sa destinée est de s’en séparer ? La solution des Rasāʾil consiste en la transmutation des êtres. La réalisation en acte des puissances intellectuelles de l’âme nécessite son plongeon au cœur de la matière. L’histoire du monde est alors celle de la remontée progressive de l’âme universelle acquérant progressivement des degrés supplémentaires d’organisation et de formation84. Elle forme d’abord les éléments, puis les minéraux, les végétaux, les animaux et l’homme. C’est à partir du rang humain qu’elle se sépare enfin de la matière. Si la séparation de l’âme individuelle est le fait de la petite résurrection (al-qiyāma al-suġrā), la grande résurrection (al-qiyāma al-kubrā) est celle de l’âme universelle85.
Le point est important, car cela signifie qu’il n’existe finalement qu’une seule âme. C’est la théorie du macrocosme et du microcosme : l’homme nʼest un microcosme que parce qu’en retour le monde est un macrozoon. Le monde, c’est l’homme absolu universel (al-insān al-muṭlaq al-kullī). L’épître récapitulative, dans la partie consacrée justement à l’épître sur le macrocosme anthropomorphe, est sans ambiguïté sur ce point : Section sur l’homme universel.
« Sache frère, que Dieu te vienne en aide et nous soutienne de son souffle divin, que notre propos a précédé et sa démonstration a été vérifiée, selon lequel le monde des orbes et la résidence des niveaux célestes au-dessous de l’orbe englobante jusqu’à la limite de l’orbe de la Lune, est un monde spirituel, noble et lumineux, subsistant par lui-même, aux instruments parfaits, bénéficiant d’une essence pure, d’une substance raffinée. Il est comme un homme obéissant à son Créateur, confessant l’unicité de son Auteur, prononçant dans une langue sincère ses louanges, sa sainteté, la grâce, la grandeur, la majesté et les remerciements pour des temps infinis. […] Il est l’homme universel et vertueux (fāḍil), car ce qui est en dessous de lui est à son image »
Épître récapitulative, p. 276-277
Cet homme universel est homme de façon analogique, il est le modèle cosmique. La suite du texte aborde l’homme particulier, exemplaire individuel de l’union de l’âme avec le corps, puis l’homme savant et religieux par lequel l’âme retrouve sa position céleste. L’humanité dans son ensemble, que l’épître 9 appelle l’homme absolu (al-insān al-muṭlaq)86, est donc replacée dans l’histoire cosmique de l’âme dont elle est le moment négatif, au sens hégélien du terme.
Conclusion
Synthèse sur le complémentarisme des Frères en Pureté
Replacée dans sa dimension cosmique, la question du salut prend un sens nouveau : il s’agit de permettre à l’âme universelle d’accomplir son passage dans la matière et d’être apte à la séparation. Or, cela n’est possible qu’à condition d’une mobilisation de toute la création à son endroit. De la question du salut individuel, la compréhension de l’incomplétude des facultés individuelles la fait accéder à celle du salut collectif. Or, cette incomplétude est aussi celle des nations, le salut ne peut alors pas être celui d’une communauté particulière, mais de la communauté des communautés. Enfin, l’humanisme sous-jacent à la doctrine classique du salut est lui-même englobé dans un mouvement plus large de l’âme universelle dont l’âme humaine est le dernier degré d’organisation lors de son incarnation, celui par lequel elle acquiert la connaissance des formes abstraites et se dispose ainsi à la séparation.
À partir de cela, on peut redéfinir le cadre dans lequel la théologie des religions s’est développée pour inclure le complémentarisme rasāélien. Pour les Frères en Pureté, le salut est collectif, voir universel. Est révélé alors un présupposé caché sur lequel s’accordaient inconsciemment les trois positions classiques. Il convient donc d’ajouter cette thèse sous-jacente aux trois autres propositions pour obtenir l’aporie complète :
1. Dieu veut le salut de tous les hommes.
2. Il a tracé une voie du salut.
3. Celui qui ne suit pas cette voie ne peut être sauvé.
4. Dieu consent à n’en sauver que certains.
Dans ce système, les Frères en Pureté se distinguent par le refus du présupposé implicite selon lequel le salut serait individuel, soit la proposition 4), à laquelle ils substituent alors la proposition suivante : nul ne sera sauvé si tous ne le sont. Ce qui amène à réinterpréter la proposition 2) : la voie du salut est celle qui contient toutes les voies comme des portions de route, celui qui est sauvé, c’est, conformément au hadīṯ, al-ǧamāʿa, la communauté prise au sens large : la communauté qui réunit toutes les communautés.
Cette position implique une redéfinition de la nature même du salut : celui-ci n’est plus une récompense pour les bienfaits, isolée du sort du monde, mais, plus pragmatiquement, la faculté à mener l’âme à sa séparation avec le corps. C’est pourquoi l’épître récapitulative substitue à la représentation judiciaire de la balance sous-pesant bienfaits et méfaits, la représentation épique de l’astrolabe orientant dans l’ici-bas sur la voie de la résurrection87. On change ici d’imaginaire sotériologique. Les bienfaits ne sont plus comptabilisés en soi, mais plus pragmatiquement dans leur efficace à avancer sur la voie du salut, sur laquelle la réussite n’est possible que par l’entraide88. Il convient de chercher partout les indications de cette voie :
« Sache que la vérité est présente en toute religion et qu’elle court sur toutes les langues, mais que la confusion (al-šubha) peut survenir en tout homme. Efforce-toi donc, frère, de manifester la vérité à tout individu s’adonnant (ṣāḥib) à une religion et à une doctrine, à partir de ce dont il dispose ou à quoi il est attaché, et de découvrir la confusion qui y a pénétré, si jamais tu excelles en cet art. Sinon, [il convient] de ne pas t’y adonner et t’en réclamer si tu n’y entends rien.
Et ne te crispe pas sur ta propre religion et ta propre doctrine, mais cherches-y ce qu’il y a de bien. Si tu l’y trouves, ne perds pas ton temps à porter ton attention sur ce qui lui est inférieur, mais il est dans ton devoir de prendre les biens et les vertus et de les y transférer. Ne te préoccupe pas de parler des défauts des doctrines des hommes, mais examine si tu as bien une doctrine sans défaut »
Épître 42, III 501
La finalité de l’amélioration générale de l’humanité oblige à un principe de bienveillance intellectuelle, charité critique envers la doctrine de l’autre et fidélité critique envers la sienne, avec pour enjeu l’enrichissement spirituel universel.
Ce complémentarisme aura une autre occurrence, semble-t-il, dans la tradition islamique, avec Ǧalāl al-Dīn al-Rūmī89. Notons qu’à la fois les Rasāʾil par l’intermédiaire d’Ibn al-Muqaffaʿ et sa fable de la colombe à collier, et al-Rūmī avec l’allégorie de l’éléphant90, nous conduisent en amont vers la pensée indienne, véritable lieu historique, peut-être, d’expression de ce complémentarisme. Il convient donc de tirer la leçon du complémentarisme sur le mode de la fable : comme les deux résidents du jardin dans l’épître 30, l’un mal-voyant, l’autre infirme, unissent leurs facultés pour former un homme complet et, l’aveugle prenant l’infirme sur ses épaules, parvenir à attraper les fruits des arbres, il est urgent de comprendre que nous ne sommes que des aveugles requérant l’aide impérative de culs-de-jatte.
Remarques finales
Primo, on pourrait poser pour finir la question du statut de cet article dans le cadre de la théologie des religions. La tentative de lire dans une autre tradition religieuse une réflexion développée dans la tradition catholique, n’appartient-elle pas plutôt à une attitude inclusiviste ? Non, mais elle révèle l’universalisme sous-jacent à la position inclusiviste : s’il y a des « chrétiens anonymes », c’est peut-être qu’en réalité est dissimulé derrière le nom propre « chrétien » un concept universel, qu’il s’agisse de celui de la compassion ou d’un autre, indépendant de son occurrence historique particulière qu’est la figure du Christ, même si celle-ci en est la réalisation la plus brillante. Du point de vue philosophique, la théologie des religions est fondée sur une confusion entre la forme séparatrice des communautés religieuses et leur contenu spirituel universel, entre l’appartenance au christianisme par exemple et l’idée de compassion radicale incarnée par le Christ.
Secundo, c’est pourquoi il conviendrait peut-être de poursuivre la réflexion et se demander si les quatre positions désormais recensées (l’exclusivisme, le pluralisme, l’inclusivisme et le complémentarisme) ne partagent pas encore un présupposé commun dont l’inconscience implique le déni d’autres positions théologiques légitimes. Ce présupposé est celui de l’essentialisme culturel, qui implique l’identification historique des concepts à une figure civilisationnelle particulière et le découpage conséquent de la vie religieuse en communautés closes, présupposé assumé explicitement par les Rasāʾil qui pensent toute réalité en termes de corporation (ahl) et de communauté (ṭāʾifa)91. Or, le paganisme, en tant qu’attitude théologique qui affirme la perméabilité des pratiques et ne pose pas de frontière communautaire, est peut-être la forme religieuse qui refuse ce présupposé. Cela pourrait constituer une manière de revisiter le débat Lynn White sur le rôle des religions dans la crise écologique. Si ce dernier mettait en accusation l’anthropocentrisme du monothéisme, la théologie des religions a pointé, elle, très justement le danger de son exclusivisme. Or, celui-ci est tout autant un péril écologique : que l’humanité continue à vivre n’est plus un processus démographique aveugle, c’est un engagement requérant des mesures politiques et suppose une action concertée de toutes les nations. Le complémentarisme des Frères en Pureté rejoint bien la problématique d’une telle survie, ce que Hans Küng avait remarqué bien avant nous : « Pas de survie sans ethos planétaire. Pas de paix mondiale sans paix religieuse. Pas de paix religieuse sans dialogue entre les religions92. » La spécificité du péril écologique est d’être global : je suis autant inquiet par les émissions de gaz à effet de serre des Chinois que de mes émissions propres, nul donc ne peut être sauvé du changement climatique à moins que tous s’engagent dans cette lutte. En même temps, le danger écologique est régional : aucune solution unique ne peut être imposée de façon uniforme, puisque chaque écosystème a ses exigences propres, la spécificité de chacun doit être maintenue. C’est pourquoi Hans Küng défend, contre une éthique de la réussite, une éthique de la responsabilité dans la lignée de Jonas : au niveau des rapports inter-communautaires, à l’âge technologique, l’emporter sur l’autre ne peut plus valoir, puisque cela nécessiterait d’utiliser des moyens qui conduisent à l’autodestruction93. Mais la solution de Küng relève d’une position pluraliste établissant un « pratical ethical bridge » (Knitter) entre les religions pour le salut de l’humanité : elles contiennent au-delà de leur fondation théologique différente, des injonctions éthiques communes. Ce pluralisme désamorce bien toute concurrence entre communautés religieuses et permet leur entente, mais il ne permet en rien leur coopération.
L’intérêt d’une méditation en compagnie du complémentarisme des Frères en Pureté est non seulement d’interdire de penser le salut en dehors de la coopération, mais aussi de passer d’une considération du salut universel faite en écologie sur le mode de l’impératif, à une considération sur le mode de l’excellence. Ce qui est peut-être le plus grand défi de l’humanité devient par ce biais son plus grand espoir.
Bibliographie
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Notes
1 Dimension particulièrement d’actualité. Voir Geffré, « La théologie des religions ou le salut d'une humanité plurielle », p. 104 : « Le pluralisme religieux tend à devenir l’horizon de la théologie du 21e siècle et nous invite à revisiter les grands chapitres de toute la dogmatique chrétienne. »
2 Le système a été synthétisé par Alan Race dans Race, Christians and Religious Pluralism. On le retrouve très officiellement repris par la Commission Théologique Internationale, Le christianisme et les religions. Pour un état des lieux de la question, lire par exemple Aveline, « Évolution des problématiques en théologie des religions ». Pour une critique de ce système, lire Markham, « Christianity and Other Religions », p. 405-417, ou déjà Hebblethwaite, « Review of Christians and Religious Pluralism: Patterns in the Christian Theology of Religions by Alan Race », p. 515-516.
3 On a certes pensé d’autres centralités : régnocentrisme, pneumatocentrisme, ou logocentrisme. Cependant, il s’agit là de notions de remplacement ne changeant pas la structure de pensée : le logocentrisme conduit à l’exclusivisme, le régnocentrisme ouvrant le royaume de Dieu aux justes mène à l’inclusivisme ou à un pluralisme restreint, le pneumatocentrisme, mystique de la participation de l’esprit humain à l’Esprit divin ouvre au pluralisme.
4 Voir Rahner, Traité fondamental de la foi, VI 10, p. 358-369. Présenté par Knitter, Theologies of Religions, p. 72.
5 Le terme ne renvoie pas ici au concept biologique de complémentarité des espèces, mais au simple besoin de comprendre l’autre pour se comprendre soi-même, sans la dimension de réciprocité présente dans le terme. Cette utilisation peu rigoureuse du mot le confisque et nous forcera à employer, quant à nous, le terme de complémentarisme.
6 Knitter, Theologies of Religions, p. 110 : « What they want to foster is not just the multiplicity and identity of other religions but also and especially a conversation among them. That’s why we’re calling this the Mutuality Model rather than its frequently given (and misleading) name, the Pluralist Model. » Nul ne comprend alors véritablement sa foi et ne trouve la voie du salut que par l’examen des autres qui l’éclairent. Knitter écrit ainsi Without Buddha I could not be a Christian dans lequel il affirme que le bouddhisme peut aider à résoudre le dualisme Dieu/monde dans lequel le christianisme s’est fourvoyé.
7 Knitter, Theologies of Religions, p. 192-194. Le représentant le plus radical de « the Acceptance Model » est Lindbeck, The Nature of Doctrine : Religion and Theology in a Postliberal Age.
8 Et les « grandes religions » qui ont une expansion mondiale ne sont pas épargnées, car la réputation ne fait pas la connaissance, comme l’indique bien le texte suivant d’al-Ġazālī, Le critère de la distinction entre l’islam et l’incroyance, p. 100-102 (texte arabe 101-103) : « Je pense que la plupart des chrétiens de Byzance et des Turcs seront l’objet de la miséricorde [de Dieu]. [Il est une catégorie de ces gens pour lesquels] le nom de Muḥammad, que Dieu le bénisse, leur est parvenu, mais ils ignorent tout de sa personnalité et de ses qualités. Au contraire, ils ont surtout entendu dire, depuis leur enfance, qu’un menteur et un mystificateur (mulabbis) dont le nom est Muḥammad s’est prétendu prophète, de la même façon que nos enfants ont entendu dire qu’un menteur dénommé al-Muqaffaʿ s’est prétendu prophète. »
9 C’est la question par exemple du nouveau-né pur de tout péché mais non baptisé dans la théologie chrétienne. On retrouve cela en islam avec la question de ahl al-fitra : quel est le statut de ceux qui n’ont connu aucune religion céleste ? Et en particulier ceux précédant la révélation de Muḥammad, comprenant ses propres parents : peut-on légitimement considérer comme damnés ceux qui ont donné vie au messager de Dieu ?
10 Les termes mêmes de Rahner, Traité fondamental de la foi, p. 350-351, sont proches de la formulation de notre aporie, puisqu’il pose deux présupposés : a- « est présupposée une volonté salvifique de Dieu, universelle et réellement efficace dans le monde » (ce qui correspond à la 1re proposition) ; b- « dans l’acquisition du salut par un non-chrétien, par la foi, l’espérance et l’amour, les religions non chrétiennes ne peuvent pas se concevoir comme ne jouant aucun rôle ou seulement un rôle négatif » (modération de la 2e proposition), ce qui ne l’amène pas à poser plusieurs voies, mais « la présence du Christ dans les religions non chrétiennes » (réforme radicale de la 3e proposition). Notre ordonnancement des trois positions est logique. Historiquement, l’inclusivisme semble précéder le pluralisme dans un mouvement d’ouverture de plus en plus large à la pluralité des voies.
11 Formule reprise à Emmanuel Pisani, « Hors de l’islam point de salut ? Eschatologie d’alGhazālī ». Pisani rapporte les traditions coraniques qui fondent son exclusivisme en p. 150.
12 Voir Watt, Muhammad at Medina, p. 303-304 : « On Muhammad’s break with the Jews he claimed to be following the religion of Abraham, the ḥanīf ; and for some time Muḥammad’s religion has been known as the Ḥanīfīyah. This word was instead of ‘Islam’ by Ibn Masʿūd in Qur’ān 3. 19/17 and was presumably the original reading. » L’origine de cette réflexion remonte à Coran VI, 161 : « Dis : Mon Seigneur m’a conduit sur la voie de la rectitude, celle d’une religion droite, le culte institué par Abraham le ḥanīf. » ﴾افينح ميهاربإ ةلم اميق انيد ميقتسم طارص ىلإ يبر يناده يننإ لق﴿ et Coran III, 67 : « Abraham n’était ni juif ni chrétien, il était ḥanīf et muslim, il ne faisait pas partie des associateurs. » ﴾كرشا نم ناك امو املسم افينح ناك نكلو اينارصن و ايدوهي ميهاربإ ناك ام﴿
13 Voir EI, vol. 1 p. 264-266. L’expression se retrouve à 62 reprises dans le Coran. Voir par exemple Coran III, 199 : « Parmi les gens du Livre, il y a en effet ceux qui croient en Dieu et en ce qu’il vous a révélé. » ﴾ مكيلإ لزنأ امو ِاب نمؤي ن باتكلا لهأ نم نإو﴿
14 Voir l’épître 50, IV 261-262.
15 Pour la théologie naturelle de Ḥayy, voir Ibn Ṭufayl, Risālat Ḥayy b. Yuqẓān, fr. p. 6368/ar. p. 83-90. Ce culte est astrolâtre comme dans l’épître 50 des Frères en Pureté. Voir Ibn Ṭufayl, Risālat Ḥayy b. Yuqẓān : « Lorsqu’il eut compris en quoi, seul entre toutes les espèces animales, il ressemblait aux corps célestes, il vit qu’il était obligatoire pour lui de les prendre pour modèles, d’imiter leurs actions, et de faire tous ses efforts pour se rendre semblable à eux » (fr. p. 77/ar. p. 105).
16 Voir aussi Ibn Ṭufayl, Risālat Ḥayy b. Yuqẓān, fr. p. 112/ar. p. 159-160.
17 Coran XXXIII, 40. « Muḥammad n’est le père de pas même un homme d’entre vous, mais il est l’envoyé de Dieu et le sceau des prophètes. » ﴾يبنلا متاخو ِا لوسر نكلو مكلاجر نم دحأ ابأ دمحم ناك ام﴿
18 Ibn ʿArabī, Kitāb fuṣūṣ al-ḥikam, p. 78 ; Ibn ʿArabī, Le Livre des Chatons des Sagesses, « ch. sur la sagesse sacrée dans la parole d’Idrīs », p. 157.
19 Les trois premières versions sont d’Ibn Māǧa, Sunan, III p. 414 ; les deux dernières d’Abu Dawūd, Sunan, II p. 772. Pour l’origine hébraïque du ḥadīṯ, voir Guinzberg, The Legends of the Jews, tome II, p. 214 sq. cité par Brague, Le propre de l’homme, p. 97, n. 1.
20 Walker, « An Ismaʿili Version of the Heresiography of the Seventy-Two ‒ XI ‒ », p. 163.
21 Rapporté par Suyūṭī, Corpus de hadiths, t. 3, p. 261, cité par al-Ġazālī, Fayṣal al-tafriqa bayna al-islām wa-l-zandaqa, p. 74 (fr.), p. 75 (ar.). Nous remercions Emmanuel Pisani pour la référence.
22 Voir de Vaulx d’Arcy, « Aḥmad b. al-Ṭayyib al-Saraḫsī, rédacteur des Épîtres des Frères en Pureté (Rasāʾil Iḫwān al-Ṣafā) » (à paraître).
23 Par exemple : « Les livres révélés avec lesquels sont venus les prophètes, qu’ils reçoivent les divines prières, comme la Torah, les Évangiles, le Coran et d’autres ouvrages prophétiques encore dont les idées ont été inspirées par les anges, avec tout ce qu’on y trouve de mystères cachés » (épître 45, IV 42).
24 Voir parmi tant d’autres les occurrences en épître 5, I 213 ; épître 9, I 375 ; épître 22, II 325. Concernant l’assimilation muslim/ḥanīf, voir épître 9, I 376 ; épître 42, III 454.
25 Il s’agit de la dualité remontant au « testament d’Ardašīr ». Voir Grignaschi, « Quelques spécimens de la littérature sassanide conservés dans les bibliothèques d’Istanbul », p. 70. Celui-ci est évoqué par l’épître 42, III 495, repris un paragraphe plus loin, III 496 : « Ardašīr affirme : « La royauté et la religion sont des sœurs jumelles. » L’ouvrage d’Ardašīr b. Babkān est évoqué sur un autre point dans l’épître 8, I 291-292 et ce roi acclamé au même rang que Salomon dans l’épître 22, II 280.
26 Voir épître 20, II 141 ; épître 22, II 325 ; épître 27, III 11-12 ; épître récapitulative, p. 506.
27 Celle-ci est fondée en géométrie : « Les formes ne s’entremêlent pas dans la substance de l’âme, mais toutes sont rassemblées dans un seul point, de la même façon que les lignes se rencontrent au centre du cercle en un seul point, et de la même façon que toutes les formes des choses visibles, malgré leur différence de genre, se rencontrent sur le miroir et sur la pupille qui est le point de l’œil » (épître 35, III 244). Remarquons que l’analogie avec les rayons du cercle donne ici lieu à une seconde analogie, avec les rayons de lumière, conformément à la fondation géométrique de l’optique défendue par les Rasāʾil (épître 42, III 437-438). Voir aussi épître 44, IV 16-17.
28 Il convient de lire cette interprétation dans la ligne de celle d’al-Kindī, Risāla fī al-ibāna ʿan suǧūd al-ǧirm al-aqṣā, p. 260 ; Épître d’al-Kindī à Aḥmad b. al-Muʿtaṣim pour expliquer ce qu’est la prosternation du corps extrême et son obéissance à Dieu, le puissant, l’exalté, p. 196-198. On retrouve cette hiérarchie en termes noétiques. Voir l’épître 40, IV 369 : « Et Il mit l’âme végétative en cela au service et sous la domination (musaḫḫara lahā) de l’âme animale. Et de la même façon, comme le rang de l’âme animale est au-dessous et inférieur au rang de l’âme humaine, Il mit l’âme animale au service et sous la domination de l’âme humaine rationnelle (nāṭiqa). »
29 Pour une réflexion sur cette distinction entre régionalité, au sens de spécificité locale, et régionalisation, au sens d’éclatement et d’isolement local des religions, voir Chéno, Dieu au pluriel, p. 135-142.
30 Voir l’épître 1, I 77.
31 Voir l’épître 3, I 144 : « La plupart de ceux de notre époque qui étudient l’astrologie doutent du principe (amr) de l’au-delà, restent perplexes quant aux commandements de la religion, ignorent les secrets des prophéties, nient le jugement dernier et la résurrection. »
32 C’est le cas des Kurdes, des Arabes, des Zanǧ et des Turcs. Voir l’épître 37, III 277.
33 Voir l’épître 5, I 210-211.
34 Voir l’épître 38, III 293.
35 Voir l’épître 27, III 13-14 : « Les traditionalistes, ne connaissant le commandement religieux que par la voie de l’audition, se tiennent alors entre le doute et la certitude. »
36 Cette thèse prend sa source dans le Coran (Cor. XXXV, 32) et se trouve à la même époque chez Abū Dāwūd, Sunan, vol. 2, p. 620, n° 3641.
37 Voir l’épître 14, I 430 et l’épître 22, II 267-268, II 275-276.
38 Telle est la thèse philosophique de notre doctorat intitulé « Les Épîtres des Frères en Pureté (Rasāʾil Iḫwān al-Ṣafā), une pensée de la totalité ».
39 Les Rasāʾil proposent une véritable théorie de la division internationale du travail, théorie qui n’est pas sans évoquer celle d’Adam Smith et qui se fonde sur la spécialisation économique de chaque nation. Voir la thèse générale dans l’épître 22, II 338, le cas de la fonction commerciale du pèlerinage à la Mecque dans l’épître 20, II 142, et surtout l’Épître récapitulative, p. 41-43, traitant de la complémentarité entre les contrées productrices de perles et celles de corail, sorte de préfiguration de la loi des avantages absolus.
40 Ce terme est déjà employé en psychologie pour désigner une approche pluridisciplinaire, voir par exemple Mansouri et Sturm, « Le complémentarisme dans la recherche en psychologie clinique interculturelle », ou en art pour désigner une représentation associant tous le aspects d’un objet.
41 Par exemple : « Sache frère que les formes de tous les êtres se suivent les unes les autres dans l’avènement et la subsistance à partir d’une cause unique qui est le Créateur, Grandeur et Majesté, à la manière dont se suivent les uns les autres les nombres pairs et impairs dans l’avènement et l’ordre depuis l’un qui est avant le deux » (épître 35, III 234). La compréhension arithmétique de Dieu se trouve exposée en détails dans l’épître 1, I 54. On la trouve encore dans l’épître 32, III 181.
42 C’est ce qui apparaît de l’apologétique kindienne. Voir Ibn ʿAdī (391/974), « Exposition de l’erreur… », p. 127. Al-Kindī réfute la validité du christianisme en tant que doctrine de la Trinité dans sa contradiction avec celle de l’unité. Le titre de l’épître perdue de polémique interreligieuse est clair sur la stratégie argumentative : elle concerne « la divergence sur le tawḥīd entre les religions instituées, qu’elles se rassemblent sur l’unicité divine tout en restant séparées de ceux qui l’affirment (risāla fī iftirāq al-milal fī al-tawḥīd wa-annahum maǧmūʿūn ʿalā al-tawḥīd wa-kull qad ḫālafa ṣāḥibah) ». Les différentes religions sont manifestées dans leur participation au tawḥīd, et critiquées dans leur associationnisme. Voir Christian Muslim Relations : A Bibliographical History, vol. 1, p. 746-750.
43 On retrouve approximativement la même suite dans l’épître 5, I 217. Et l’épître 32 (III 180-181) offrait quasiment le même paragraphe.
44 Il s’agit du ḥadīṯ sur Salmān et Abū al-Dardāʾ qui se termine ainsi : « Salmān lui dit alors : Dieu a des droits sur toi, tu as également des droits sur toi-même, et ta famille a aussi des droits sur toi. Donne donc à chacun ce qui lui est dû (fa-ʿṭi kulla ḏī ḥaqqin ḥaqqahu) », voir Buḫārī, al-Ǧāmiʿ al-ṣaḥīḥ, vol. 12, p. 209-210.
45 Voir épître 8, I 278. La logique de l’exemple manque de rigueur, puisque la création divine est posée sans cause, sans pour autant que les Rasāʾil pensent jamais le rang zéro. Le rang zéro est, dans les Rasāʾil, celui de l’athéisme, voir l’épître 42, III 483-484.
46 Voir épître 31, III 156-160.
47 On retrouve un texte équivalent dans l’épître 48, IV 177 : « Toute chose ne se réalise pas complètement dans un seul homme mais en requiert bien souvent un grand nombre, surtout quand il s’agit de la Loi ; le minimum nécessaire est de quarante vertus réunies en un seul homme, ou de quarante individus aux cœurs unis. »
48 Voir épître 50, IV 269, l. 13-19.
49 Respectivement « Après la disparition du maître de la loi (šarīʿa), qu’il reçoive les prières à Dieu et le salut, furent tués en son nom certains de ses compagnons qui le soutenaient » (épître 50, IV 269) ; « Les partisans des législations religieuses différentes s’entretuent et se maudissent, comme le firent les Naṣībī et les Rāfiḍites, les Ǧabrites et les Qadarites, les Ḫāriǧites et les Ašʿarites, et d’autres encore » (épître 31, III 161).
50 Voir l’épître 22, II 179 : « La forme humaine est le gouverneur de Dieu sur Terre. » Le texte principal sur ce sujet est situé dans l’épître 9, (p. 118/I 306) : « Si un homme seul était disposé par nature à tous les mœurs, il aurait la charge de manifester toutes les actions et l’ensemble des arts, mais c’est l’homme absolu universel (al-insān al-muṭlaq al-kullī) qui est ainsi disposé à recevoir tous les mœurs et à manifester l’ensemble des arts et des travaux, non pas l’homme individuel. Sache que tous les hommes sont des individus de cet homme absolu qui est celui que nous avons désigné comme étant le calife de Dieu sur Terre depuis le jour de la création d’Adam, le père de l’humanité, jusqu’au jour de la grande résurrection qui est [celle de] l’âme universelle humaine présente dans tous les individus humains, tel qu’Il, que ses louanges soient magnifiées, l’évoque dans Son propos : ﴾Vous n’avez été créé et ne serez ressuscités que comme une seule âme﴿ (31: 28), ainsi que nous l’avons exposé dans l’épître sur la résurrection. Sache frère, que Dieu te vienne en aide de son souffle divin, que cet homme absolu (al-insān almuṭlaq) dont nous avons dit qu’il est le calife de Dieu sur Terre, qu’il est naturellement disposé à recevoir l’ensemble des mœurs humaines, l’ensemble des sciences de l’humanité et des arts de la Sagesse, existe de tout temps, à toute époque et avec tous les individus humains. C’est de lui que surgissent (taẓharu) ses actions, ses connaissances, ses mœurs et ses arts, bien qu’il y ait des individus dont la disposition à recevoir certaine science, ou certain art, ou certains mœurs ou œuvres, soit plus difficile. Et c’est pour cela que leur surgissement nécessite l’éducation. »
51 On trouve un magnifique développement d’économie politique dans l’Épître récapitulative, p. 41-43.
52 « Renseigne-moi sur les Frères en Pureté, comment commence leur relation, et comment ils se complaisent mutuellement », Ibn al-Muqaffaʿ, Kitāb Kalīla wa Dimna, p. 143 ; Le pouvoir et les intellectuels, p. 204. Cette filiation Ibn al-Muqaffaʿ-Rasāʾil est évidente et a été notée très tôt. Voir Ignaz Goldziher, « Über die Benennung der Ichwan al Safa ».
53 Ibn al-Muqaffaʿ, Kitāb Kalīla wa Dimna, p. 144. René Khawam traduit nafs par « vie » et perd ainsi toute la portée sotériologique de la fable. Voir Ibn al-Muqaffaʿ, Le pouvoir et les intellectuels ou Les aventures de Kalîla et Dimna, p. 206.
54 Jambet dans La convocation d’Alamut a étudié en détail cette conception de la liberté dans ses prolongements ismaéliens.
55 Nous traduisons. Ibn al-Muqaffaʿ, Kitāb Kalīla wa Dimna, p. 146. Pour une autre traduction, voir Ibn al-Muqaffaʿ, Le pouvoir et les intellectuels, p. 207-208.
56 Ibn al-Muqaffaʿ, Kitāb Kalīla wa Dimna, p. 160. René Khawam traduit : « J’ai entendu l’exemple des frères au cœur limpide et de leur assistance mutuelle », Ibn al-Muqaffaʿ Le pouvoir et les intellectuels ou Les aventures de Kalîla et Dimna, p. 226.
57 Notre traduction diffère de celle proposée par Gutas, Greek Wisdom Literature in Arabic Translation, p. 71, qui propose : « Observing to men who hardly ever separated, he asked, “What is the relationship between them?” “There is no relationship between them,” he was told, “but they are sincere friends.” “Why (lima), then,” said Pythagoras,“‘is one of them rich and the other poor?” » Gutas fait la remarque suivante dans sa note 2., « He meant: if they had really been friends, they would have helped each other out ».
58 Gutas, Greek Wisdom Literature in Arabic Translation, p. 70.
59 Voir l’épître 5, I 208 ; épître 31, III 94.
60 Voir l’épître 1, I 77.
61 Voir l’épître 44, IV 35-36.
62 Ibn al-Ṭayyib, Proclus’ Commentary, p. 24.
63 Significativement l’épître 48, IV 145 ; l’épître 5, I 241.
64 Citation inspirée de Platon, Phédon, 63 b-c.
65 Voir l’épître 50, IV 269.
66 Voir l’épître 3, I 44.
67 Voir l’épître 38, III 289.
68 Cette profession de foi est tirée de la parabole édifiante du mage et du juif. Sur cette propriété sectaire du juif, voir aussi l’épître 45, IV 44.
69 Cette question marque le tournant hobbésien de la philosophie politique. Voir Hobbes, Du citoyen, p. 30.
70 Voir l’épître 22, II 178 : « Nous montrerons encore que le rapport de la forme de l’homme avec les formes des autres animaux est comme le rapport de la tête avec le corps, de même pour le rapport de leurs âmes comparable au rapport du gouvernant et des gouvernés. »
71 Les versets coraniques sur al-tasḫīr font l’objet de la première joute dialectique entre l’abbasside, premier représentant des hommes, qui cite cinq versets (Cor. XVI, 5 ; XVI, 7 ; XVI, 8 ; XXIII, 22 ; XLIII 13) en faveur de la domination humaine sur l’animal et le mulet qui en cite deux (Cor. XXII, 37 ; XIII, 1) pour montrer qu’il ne s’agit là que de bienfaits.
72 Al-Ǧāḥiẓ, Kitāb al-ḥayawān, tome 2, 5e partie, p. 157.
73 C’est du moins ce qu’on peut supposer en croisant deux informations : d’une part l’existence d’une polémique entre les deux auteurs, voir al-Warrāq, Anti-Christian Polemic in Early Islam, p. 17 ; d’autre part la rédaction par al-Warrāq d’un ouvrage intitulé Kitāb alnawḥ ʿalā al-bahāʾim, ou Kitāb ḥanīn al-bahāʾim.
74 Voir respectivement l’épître 22, II 301-302 et II 345-348. L’argument de Yaʿsūb est sûrement hérité de Ṯābit b. Qurra, voir Rashed, « Thābit ibn Qurra, la Physique d’Aristote et le meilleur des mondes », p. 703-704 ; celui du perroquet d’Ibn al-Rāwandī, voir Stroumsa, « The Blinding Emerald: Ibn al-Rāwandī’s Kitāb al-Zumurrud », p. 181-182.
75 Et ce, en vertu du continuisme naturel des Rasāʾil régulièrement exposé (par continuisme, nous entendons la gradation progressive dans l’organisation de la matière chez les êtres soumis à la génération depuis les éléments jusqu’à l’homme). La fable le rappelle : « Le dernier degré d’animalité est lié au premier degré humain comme le dernier degré d’humanité est lié au premier degré des anges » (épître 22, II 179).
76 Platon, République, I. 345d-346d, p. 102-105.
77 On retrouve un écho politique de cela dans la description du système de la cité vertueuse : « Il faut que l’organisation de ceux qui sont possesseurs des arts se répande chez leurs subordonnés comme se propage la lumière dans l’air » (épître 48, IV 172).
78 L’Épître récapitulative le nomme « l’homme complet par les religions (al-insān kamāl al-adiyān) » (Épître récapitulative, p. 494).
79 Ikhwān al-Ṣafāʾ, The Case of the Animals Versus Man, p. 278. Les éditeurs vocalisent en malikī et traduisent en conséquence par « regal in character », p. 314. Or, nous pensons qu’il s’agit ici plutôt de la reprise d’une expression courante dans les Rasāʾil renvoyant clairement au rang angélique. Voir épître 25, II 437.
80 De Callataÿ, Ikhwan Al-Safaʾ, p. xiv.
81 « Sache frère, que Dieu te vienne en aide et nous soutienne de son souffle divin, que toute communauté de croyants et tout groupe de religieux possèdent un art qui les singularise et que ne possèdent pas les autres, un métier où ils excellent et se distinguent des autres… » (épître 9, I 374).
82 Ou encore : « Sache que les âmes particulières sont unies [au corps] afin de se parfaire par l’exercice et de réaliser en acte la sagesse, les arts et les vertus qui sont dans leur substance en puissance, pour accomplir la matière particulière et se parfaire elles-mêmes, la partie ressemblant alors au tout » (épître 29, III 41). « Les âmes particulières ne peuvent atteindre les états les plus accomplis et les rangs les plus parfaits qu’en s’accouplant avec les corps particuliers que sont les corps animaux » (épître 30, III 57). « L’âme humaine ne se serait pas développée ni accomplie ni perfectionnée sans l’intermédiaire du corps rempli des traces de la sagesse » (épître 30, III 58).
83 « Sache frère que ces connaissances qu’on nomme les principes de la raison arrivent les unes après les autres dans l’âme des êtres de raison par induction à partir des choses sensibles » (épître 14, I 439).
84 L’exposé le plus synthétique de cette doctrine se trouve dans l’épître introductive, I 28. Pour une présentation en français, voir De Smet, La philosophie ismaélienne, p. 153-156.
85 Voir l’épître 9, I 306.
86 Voir l’épître 9, I 118.
87 Voir l’Épître récapitulative, p. 362-363.
88 Il n’y a pas ainsi de sens à punir a posteriori. Ainsi, dans la parabole du mage et du juif, les deux réussissant finalement à franchir le désert de l’ici-bas, il n’y a de place que pour la miséricorde. Voir Rasāʾil Iḫwān al-Ṣafā, I 308-310.
89 « La vérité est un miroir tombé de la main de Dieu et qui s’est brisé. Chacun en ramasse un fragment et dit que toute la vérité s’y trouve. » Nous n’avons cependant pas retrouvé l’origine exacte de ces vers (absents des Rubāʿiyyāt).
90 Cité par exemple par Sinoué, Le livre des sagesses d’Orient, p. 165-166. Le lieu précis du texte si célèbre s’avère pour nous un mystère.
91 Les groupes animaux de l’épître 22 sont des ṭawāʾif ; chaque science est pensée sur le mode de la communauté de croyance, elle est pratiquée par une corporation dont les membres s’entendent sur les principes communs de cette science. « Nous disons : sache que, pour toute science, toute discipline littéraire, tout art et toute doctrine, il y a une corporation (ahl) et pour cette corporation des fondements (uṣūl). [Les membres de la corporation] s’accordent sur les principes de leur entendement (awāʾil ʿuqūlihim) et là-dessus ne divergent pas alors qu’il existe, les concernant, un désaccord avec les autres » (épître 42, III 432). »
92 Küng, Projet d’éthique planétaire, p. 9. Lire aussi la « déclaration pour une éthique planétaire » à laquelle ce livre a donné lieu en 1993.
93 Küng, Projet d’éthique planétaire, p. 59-60.