On raconte ses triomphes, ses diplômes, ses conquêtes, pas ses furoncles et sa hernie. Un mutilé, ça ne frime pas.

Tierno Monénembo, Saharienne indigo

Tierno Monénembo: Saharienne indigo

C'est dans le 5ᵉ arrondissement de Paris, dans une boulangerie de la rue Mouffetard, que Tierno Monénembo plante le décor du début de son nouveau roman, "Saharienne indigo". Ce début met en scène une rencontre énigmatique entre la narratrice, Véronique Bangoura, une "aide-soignante" poussant un tétraplégique dans un fauteuil roulant, et Madame Corre, qu'elle prend pour une diseuse de bonne aventure. De leur dialogue naîtra une amitié grâce à laquelle les deux femmes réussiront, au fil du temps, à s'épancher sur leur passé sombre, entrelaçant leurs confessions et leurs destins parallèles meurtris.

Croyez-vous que "mon pays abrite la seule et unique vallée des larmes d’ici-bas ?", demande Véronique Bangoura, alors que Mme Corre vient de la questionner abruptement sur son passé.
"Que valent nos pépins face à l’infinie folie des hommes ? Vous a-t-on parlé des Nègres et des Indiens, des Juifs et des Hereros, de Soweto et de Sharpeville, de Sabra et Chatila, de Sobibor et Treblinka ?

Ainsi, il est une chose commune à la plupart des victimes d'atrocités : la difficulté à mettre des mots sur l'impensable cruauté de leurs semblables. Elles restent souvent taciturnes et vivent un second calvaire dans une solitude extrême, vivant parmi les gens tout en étant seules dans leur souffrance, tiraillées par un sentiment de honte à cause de cette sorte de boule enfouie au fond de leurs tripes qu'elles n'osent pas faire remonter à la surface de peur d'être jugées ou mal comprises car : 
"On raconte ses triomphes, ses diplômes, ses conquêtes, pas ses furoncles et sa hernie. Un mutilé, ça ne frime pas."

Comme à son habitude, la narration de la vie de ces deux femmes sert d'alibi, de paravent, et permet à Tierno Monénembo de raconter les péripéties inhérentes à l'exil et à l'histoire douloureuse de son pays, la Guinée, à l'époque du tyran Sékou Touré et de ses sbires qui tuèrent des milliers de compatriotes. Ces victimes sont toujours enfouies dans des fosses communes et n'ont bénéficié d'aucune justice, ni même d'une reconnaissance de l'État. De plus, les historiens n'ont pas encore accompli tout leur travail sur ce passé mortifère et chaotique qui gangrène toujours le pays et obscurcit l'avenir de ses enfants. Ce sordide passé qui le hante, autant qu'il hante son peuple, ne passe pas chez Tierno Monénembo, car les successeurs du tyran continuent d'infliger les mêmes meurtrissures à la société guinéenne, d'où ce constat amer et terrifiant :
"Les tyrans ne valent pas les dieux mais ils leur ressemblent : leur volonté est toujours faite."

Par la grâce d’un style épuré (je trouve qu'il y a toujours du Louis-Ferdinand Céline - "Voyage au bout de la nuit" - ou d'Ahmadou Kourouma - "Allah n'est pas obligé" - dans la plume de Tierno Monénembo), qui fait la part belle aux sens, d’une écriture fébrile qui donne parfois le vertige, et d’une construction chaotique pour mieux souligner le désordre de l’existence d’une héroïne persuadée qu’elle est faite pour le malheur, Tierno Monénembo, prix Renaudot 2008 pour "Le Roi de Kahel", nous offre un récit salvateur sur la mémoire et sur la nécessité de dompter le passé pour apaiser la souffrance et la colère, renouer avec son identité et exalter la vie. La Guinée en a besoin, et ce n'est pas un hasard s'il a mis en exergue cette assertion de Toni Morrison, dans "Beloved":
"Pour Sethe, l’avenir reposait sur la possibilité de tenir le passé en respect."

Encore quelques extraits de dialogue:

"- La vie est le seul livre où tout est écrit.
- Il faut croire que c’est l’Homme et non le bon Dieu qui a inventé la pénitence : vivre et passer sa vie à se le reprocher, inventer la drogue et coffrer les toxicomanes, cultiver la vigne et honnir les alcooliques.
- Il est là, ce truc que l’on appelle "bonheur", là à portée de main, gratuit pour tous. Pourquoi personne n’arrive à le capter ?
- Ce n’est pas la mémoire qui nous guérira mais la drogue dure de l’amnésie, la fin de la fin, le lit douillet du néant.
- La seule question qui vaille : comment concilier le sexe, l’alcool et la foi ?
- Ils ont fait de cette Terre un immense camp de concentration.
- C’est toujours d’un léger décalage, d’un infime contretemps que naissent les tragédies."

Je le conseille vivement !

Alpha Bacar Guilédji
" Ecrasons l'infâme "

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